Introduction – Entendre le symptôme

Intervention d’introduction au stage du CCPO « Entendre le symptôme », 31 janvier & 1er février 2019

 

« Il y a eu un moment dans l’histoire où il y a eu assez de gens désœuvrés pour s’occuper tout spécialement de ce qui ne va pas, et donner là une formule du « ce qui ne va pas » à l’état naissant, si je puis dire. Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, tout va se remettre à tourner rond, c’est-à-dire en réalité à être noyé sous les mêmes choses les plus dégueulasses parmi celles que nous avons connues depuis des siècles et qui naturellement se rétabliront. La religion, je vous dis, est faite pour çà, est faite pour guérir les hommes, c’est-à-dire qu’ils ne s’aperçoivent pas de ce qui ne va pas. Il y a eu un petit éclair – entre deux mondes – si je puis dire, entre un monde passé et un monde qui va se réorganiser comme un superbe monde à venir. Je ne pense pas que la psychanalyse détienne quelque clé que ce soit de l’avenir. Mais çà aura été un moment privilégié pendant lequel on aura eu une assez juste mesure de ce que c’est que ce que j’appelle dans un discours le parlêtre. Le parlêtre, c’est une façon de d’exprimer l’inconscient[1]. »

Lorsqu’on est enseignant dans un collège clinique d’orientation psychanalytique, lacanienne de surcroît, une des questions toujours d’actualité reste : « Que voulons nous transmettre de la psychanalyse ? » Ou plutôt du discours de la psychanalyse car dans ce discours demeure la  garantie d’une clinique centrée sur le sujet et non pas sur les troubles. Parce que oui il nous faut penser qu’un tel discours puisse perdurer mais que cela ne se fera pas sans vous, vous qui par votre présence aujourd’hui, attestez de ce désir de toujours « entendre ». Et non il ne faut pas être sourd aux discours qui animent et traversent le social aujourd’hui.

Pour ma part, j’entends, donc je fais l’expérience d’un recul quand cela n’est pas une objection voire même un dénigrement du discours psychanalytique. Les recommandations de l’HAS autour de l’autisme et de la psychanalyse ont laissé des traces. Certes nous ne sommes plus interdits mais fortement déconseillés. Là où nous pouvions être, la consigne est de nous remplacer. Je pourrai vous parler de l’analyse de la pratique, qui actuellement se voit de moins en moins confiée à des psychanalystes extérieurs, mais selon une continuité de moyens recommandée, par des psychologues exerçant sur l’institution, annulant de fait la dimension du tiers exclu et mettant ces psychologues ainsi nommés dans une position peu confortable voire intenable. Et ceci n’est qu’un exemple.

Devons-nous pourtant renoncer ? Je ne le crois pas, car si pour nous la découverte de l’inconscient est une seconde révolution copernicienne, cela signe que l’inconscient existe et donc ce qui implique que la psychanalyste résiste. Cette résistance émane du fait que la psychanalyse est toujours quelque part « inter-dite » en deux mots. Son approche, sa réflexion, son élaboration s’infiltrent chez tout clinicien qui veut entendre. Je n’oublie pas que Freud reste, malgré toutes les hostilités à son endroit, le père de tous ceux qui s’intéressent à la psyché. N’en déplaise aux comportementalistes. Je me souviens également de ces mots de Colette Soler, répondant à mes inquiétudes sur le fait que la psychanalyse ne disparaisse d’abord des institutions et peut-être tout court. Elle me dit : « N’oubliez pas que si on attaque la psychanalyse c’est qu’elle existe encore. » Donc oui nous sommes toujours là, fiers de notre héritage commun, et c’est pour cette raison qu’avec mes collègues Fanny Matte, Roger Mérian et Rosa Guitart-Pont nous avons eu l’idée de ce stage. Nous comptons évidemment sur votre participation active, pour que le savoir continue à s’élaborer autour de ce thème entendre le symptôme.

Être lacanien en 2019 c’est continuer à penser  la psychanalyse. Lacan par son enseignement  nous a mis en demeure de participer à  son élaboration sans faire l’économie de s’y inscrire. Il a mis en lumière ce quelque chose qui parle à notre insu et qui lui fera dire que la psychanalyse est un symptôme. Symptôme c’est à dire qui vient du réel : « Le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel donc de la réussite de la psychanalyse[2]. »

Le  Réel, non par opposition aux deux ordres Symbolique et Imaginaire mais comme condition d’existence des deux autres, car pour Lacan il faut toujours trois pour faire un monde. Par opposition au Symbolique qui marque une différence, le Réel pourrait se définir comme ce qui revient toujours à la même place. Le Réel c’est la dimension très importante chez Lacan à partir des années 60, parce que cela vient mettre un terme sur l’obstacle : au-delà de ce qui peut se dire, il y a l’impossible à dire. Au-delà de ce qui ne cesse d’être toujours différent (un signifiant renvoyant toujours à un autre signifiant) il y a ce qui revient toujours à la même place, qui ne cesse d’être toujours remis au travail mais qui reste énigmatique.

C’est donc de cette considération du réel que dépend la psychanalyse. On  vient rencontrer un analyste par le biais du réel, du hors sens, de l’énigme. La science se met en demeure de répondre au réel, faisant du tout-sens, nous mettant enfin dans l’apathie du bien universel et en position de suppléer à l’absence du rapport sexuel. La religion également abonde dans ce sens, comme Derrida le nomme « La religion c’est la réponse ».

Petite aparté : je vous renvoie à une série sur Arte  « Il miracolo » que j’ai trouvé excellente dans sa conception. En effet le réel y est représenté par une statue de la Madonne qui pleure des larmes de sang, et chacun des personnages va trouver sa solution pour faire ou ne pas faire avec ce hors-sens. J’ai beaucoup apprécié cette série car au départ ma question était de comprendre pourquoi cette statue pleurait. Or au fil des épisodes il a fallu renoncer à l’explication pour appréhender la façon de faire de chaque personnage. Si vous êtes fixé sur l’explication, sur le sens, vous perdez la solution. L’explication ne vaut pas, ce qui vaut c’est comment les sujets vont faire avec ça. Et ce faire avec ça, pourrait être une définition du symptôme, la solution singulière de chacun pour être au monde. Opération très justement circonscrite par Jean-Jacques Gorog dans sa dernière conférence à Rennes. Du trauma, c’est-à-dire de la rencontre avec le Réel, le sujet va élaborer un fantasme qui n’est rien de plus que la modalité avec laquelle le trauma est saisi, ensuite refoulement, moment où le fantasme devient inconscient, et donc apparition du symptôme.

Ce qui nous donne : Trauma –  Fantasme – Refoulement – Symptôme.

Et bien le sens inverse renvoie exactement au trajet d’une analyse. Ce qui revient du Réel, au sein du symptôme demeure, reste là comme attaché inexorablement au sujet. La seule possibilité est de le déterminer pour pouvoir remonter la chaîne.

Quel dispositif particulier la psychanalyse offre-t-elle pour permettre ce trajet ? En incarnant l’objet a, le psychanalyste occupe la place de ce qui échappe au savoir mais en occupant cette place il fait en sorte que ce savoir puisse toujours se supposer. Et tout l’enjeu de l’acte analytique repose sur cette supposition de savoir et consiste à la maintenir pour permettre une élaboration qui ne sera jamais fermer par une réponse qui pourrait donner l’impression d’être la réponse ultime, la bonne réponse, le sens enfin dégagé.

Le symptôme, le sujet va devoir faire avec. L’héritage freudien c’est la mise en rapport des avatars du sujet avec les questions les plus fondamentales de l’existence. Freud noue la souffrance et les difficultés des sujets avec les vicissitudes du désir et de la sexualité, le poids des idéaux, la question des limites et de la mort. Freud écrivait dans Malaise dans la civilisation que l’imperfection de l’homme et son immaturité ne pourront être réduites qu’au prix d’efforts surmoïques portés par la société. Il croyait encore à une solution possible.  Lacan en reprenant les travaux de Freud va dégager que la souffrance de l’homme est liée à ce qui le cause comme sujet.

La logique de l’inconscient ne se réduit pas à un moment historique, je cite Lacan dans la conférence La Troisième : « Indépendamment de l’époque à laquelle il vit, le sujet ne cessera pas de se confronter aux malaises qui proviennent du corps, de la rencontre avec les autres et avec la nature et des paradoxes de son désir[3]. » L’inconscient a toujours existé bien avant que Freud ne le découvre, et aujourd’hui et demain il existera encore malgré les tentatives de la science de le faire disparaître.

Le malaise dans la civilisation s’origine dans le fait que les institutions qui permettent de réguler le lien social ne viennent pas faire Vérité malgré les promesses évoquées. Ce qu’elles voilent par leurs pratiques fait d’autant plus retour comme manque à savoir. Or l’offre institutionnelle au XXIème siècle est la production d’un discours offrant des objets dont la fonction est de figurer et de soutenir l’hégémonie narcissique dans une quête éperdue de la formule du Bien-être, de la Bien-pensance ou de la pleine conscience…

Résultat notre civilisation produit plus que jamais des malaises incessants, divers et intenses, l’exigence et la prétention au contrôle touchent aux différents champs du savoir. Discours de la science et discours capitalistes prétendent à eux deux que tout peut s’expliquer, se savoir, se contrôler…

Pourtant les symptômes restent là, mettant en évidence l’impuissance de l’homme à colmater son manque. La psychanalyse est alors un symptôme puisque seule l’acceptation du manque à être instaure la possibilité de tolérer les limites et l’énigme que la sexualité et la mort imposent à nos possibilités de satisfaction et à notre savoir. Je cite Lacan :«  Je pense que la psychanalyse n’est pas venue à n’importe quel moment historique ; elle est venue corrélativement à un pas capital, à une certaine avancée du discours de la science. (…) La psychanalyse est un symptôme. Seulement il faut comprendre de quoi, elle est en tout cas nettement, comme l’a dit Freud, la psychanalyse fait partie de ce malaise de la civilisation[4]. » Notre société s’oriente vers des satisfactions faciles, vers des « plus-de-jouir en liberté et de consommation plus courte[5] » comme le nomme Lacan dans Radiophonie. On veut tout plus vite mais l’urgence rencontre toujours l’écueil d’une satisfaction qui ne vient pas.Cette politique s’installe également dans les institutions, qui en oublieraient presque le renoncement pulsionnel à l’origine de leur fondation. L’institution opère sous le discours du Maître, discours du contrôle et de la production qui par définition s’oppose à la vérité du sujet. Ce mouvement pousse de plus en plus à la bureaucratie des soins, supposant un savoir dont l’application serait réductible à un ensemble de techniques : évaluations, diagnostics et projet de traitement. Les institutions ont à charge la politique du « Juste sens », du bon mot, de la bonne manière et l’idéal du protocole est au centre de la prise en charge des patients dans de nombreux établissements de soins. Une petite anecdote à ce sujet, lors d’une réunion de service il fut entendu le lapsus de « proctocole », retour d’un refoulé qui donne à ces guides de bonnes pratiques une place beaucoup moins honorable…

L’uniformisation des soins supprime la dimension du sujet car le respect de la diversité des itinéraires particuliers n’est pas compatible avec ce que prétend la vie administrée. L’effet sur le sujet sera l’écrasement de ses possibilités, à produire ses propres solutions face à ce qui de son corps et de sa souffrance échappent au contrôle et à l’administration. La logique institutionnelle en voulant faire taire ce qui provoque le malaise, fait taire ce qui constitue le sujet. Il en découle une démarche infantilisante qui sert celui qui ne veut rien savoir de son désir et de sa responsabilité.

Nous le savons que d’emblée le patient arrive avec une demande réfractaire à la castration mais devons-nous y consentir ? Devons-nous y répondre ? Dans ce cas la clinique n’est plus une demande de savoir qui permettrait le questionnement du symptôme plutôt que sa disparition, avec en sus la possibilité d’une rectification subjective et une assomption de la responsabilité chez le sujet. Les sujets vont chercher tout ce qui empêche le questionnement du symptôme, court-circuitant les questions qui pourraient surgir sur l’énigme qui se joue au niveau de l’inconscient.

Aujourd’hui la politique institutionnelle s’acharne à mettre à distance la question du réel pour s’assurer qu’il existe bien La Vérité, que l’essence des choses peut être dite, et que si elle n’advient pas c’est par insuffisance de pratique. Pas de politique de l’indicible donc pour les institutions. Or la psychanalyse, loin de se porter uniquement sur la dimension de l’imaginaire, se porte sur le traitement du réel par le symbolique comme le dit Lacan : «L’abord du réel est étroit. Et c’est de le hanter que la psychanalyse se profile[6]. »

La psychanalyse n’offre pas mais soustrait, faisant barrage à la demande de complétude du névrosé de nos jours, logique capitaliste qui profère l’existence d’un objet pour tout donc une assurance du tout-jouir. La psychanalyse ouvre une écoute au sujet au-delà du moi, permettant ainsi la responsabilité de son désir.

Une autre approche reste possible, nous le savons. Et nous le savons parce que chaque analyste a fait l’expérience de l’analysant et que quelque part il l’est toujours un peu. Il manquerait plus qu’il s’y croit. Ces deux jours vont donc être l’occasion d’un partage de savoir, l’expérience ainsi offerte participant toujours à du nouveau.

 

[1] Lacan, J., « La troisième, Intervention au congrès de Rome », in Lettre de l’Ecole Freudienne, n°16, 1975, p.177-203.
[2] Ibidem.
[3] Ibidem.
[4] Ibidem.
[5] Lacan, J., « Radiophonie », in Scilicet 2/3, Paris, Seuil, 1970, p.89.
[6] Ibid., p.83.