… dans ce blanc, les fissures deviennent traits

Article publié dans la revue PLI n° 6 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France du pôle 9 Ouest), à partir d’une intervention prononcée en novembre 2010 à Rennes lors du séminaire collectif « Les conditions d’une cure ».
« Le saule
Peint le vent
Sans pinceau »
Haïku de Saryû

Deux artistes, un peintre et un écrivain, ont retenu mon attention parce qu’ils ont un traitement singulier de l’écriture et de la lettre : Zao Wou Ki et Georges Perec.

Le peintre Zao Wou Ki[1] s’inscrit dans la tradition chinoise et ses premiers travaux, avant son arrivé en France en 1948, portent la marque de la calligraphie : tradition et art de la lettre qu’il a commencé à pratiquer dès l’âge de 12 ans à Shanghai. Ami de Roger Caillois, de René Char, de Picasso, il fait une rencontre déterminante avec la peinture de Mark Rothko qu’il découvre à New York au début des années 60. Zao Wou Ki a notamment illustré un livre de son ami François Cheng sur l’écriture chinoise. Zao Wou Ki souligne que pour lui, poursuivant ainsi les principes de Lao-Tseu : « plus que la calligraphie, la peinture me permet de poursuivre la tradition du vide en donnant leurs couleurs au souffle de l’âme », et ajoute-t-il, « ma peinture garde la trace de l’écriture ». Ce qui m’a intéressé est de voir chez lui, à 10 ans d’intervalle avec les quatre tableaux que j’ai choisi[2], la dégradation de la lettre jusqu’à faire résonner l’absence totale de représentation dans sa peinture. Et c’est aussi ce qui peut nous intéresser aujourd’hui. Pourquoi ? Sinon parce qu’il y a de l’irreprésentable à cerner dans la psychanalyse. Et Zao Wou Ki précise : « Les gens croient que la peinture et l’écriture consistent à reproduire les formes et la ressemblance. Non, le pinceau sert à faire sortir les choses du Chaos (…) Je peints sans image ce que je vois »[3]. Le poète Henri Michaud l’appelait « le grand peintre du Vide ».

D’autre part, mon titre est extrait du livre de Georges Perec, Penser – classer et plus précisément du chapitre, « Les lieux d’une ruse »[4]. Voici ce passage : « Pendant quatre ans, sur le divan, j’ai rêvassé en regardant les moulures et fissures du plafond du cabinet de l’analyste. Là-bas comme ici, il était presque réconfortant de se dire qu’un jour les mots viendraient. Un jour on se mettrait à parler, on se mettrait à écrire (…). Cela a eu lieu un jour. Je voudrais pouvoir dire : je l’ai su aussitôt, mais cela ne serait pas vrai. (…) On le savait déjà, on le sait. Simplement quelque chose s’est ouvert et s’ouvre : la bouche pour parler, le stylo pour écrire : quelque chose s’est déplacé, quelque chose se déplace et se trace, quelque chose de plein et de délié. Je pose au départ comme une évidence cette équivalence de la parole et de l’écriture, de la même manière que j’assimile la feuille blanche à cet autre lieu d’hésitation, d’illusion et de ratures, que fut le plafond du cabinet de l’analyste. Il faudra plus pour que dans ce blanc, les fissures deviennent traits et plus pour que ces traits deviennent écriture.[5] »

Pour G. Perec, le blanc est figuration du silence et de l’absence. Il impose de multiples façons son énigme. Le blanc évoque bien sûr la lettre manquante de son livre La Disparition. Dans ce livre, le blanc est celui de la disparition de la cinquième lettre de l’alphabet, le e, redoublée de l’absence du chapitre cinq. Il y a évidemment 26 chapitres dans le livre, et on passe directement du chapitre quatre au chapitre six. Ainsi, avant le chapitre manquant, le chapitre quatre décrit la disparition d’un certain Anton Voyl et explique surtout les recherches infructueuses d’un certain Dupin pour retrouver une lettre. Dupin, un « abruti » écrit Perec, qui regrette le « temps jadis où il avait plus de pot qu’aujourd’hui »[6]. La lettre disparue n’est donc pas la lettre volée, ce n’est plus la missive mais la lettre même « qui affaiblit nos pouvoirs d’un sur cinq »[7].

Cette lettre disparue, ce e, signe du féminin, lettre muette, entraîne tout un cortège de catastrophes, de morts tragiques, de filiations suspectes, d’infanticides, d’adoptions impossibles et de recherches infructueuses, cela pour tenter de résoudre cette énigme de la disparition de ce qui ne s’écrira jamais mais qui sera toujours là, lettre absente, qui jamais ne sera lue mais qui toujours sera sue. « Pourtant, écrit Perec, nous n’avons aucun choix : il nous faut savoir, l’avons-nous jamais su, qu’à tout instant il nous suffira d’un mot, d’un son, d’un oui, d’un non, pour qu’aussitôt, quoi ? Il nous faut savoir à tout prix, qu’à tout instant, pli fondu au flanc d’un discours, aiguillon vain d’un cri, la disparition pourrait nous assaillir.[8] »

Pour questionner l’articulation difficile entre la lettre et le réel, j’ai choisi de déplacer la problématique sur la disjonction entre sens et réel. C’est le fil conducteur que j’ai choisi, moins l’écart du signifiant et de la lettre que la disjonction entre le sens et le réel, autour de ce que Lacan appelle la lalangue.

Tout d’abord, je retiens du texte de Lacan  Lituraterre[9] deux choses :

  • La disjonction de la lettre et du signifiant. Puisque dans ce texte Lacan resserre les rapports de la lettre et du réel. L’écriture est ravinement, dit Lacan, « rature d’aucune trace qui soit d’avant »[10].
  • Et le littoral qui désigne le bord du savoir et de la jouissance, en tant qu’il s’agit de deux domaines strictement étrangers l’un à l’autre : « le bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu’elle (la lettre) dessine »[11]. Ici, la lettre, comme chez Perec, ne se confond pas avec le signi­fiant, le « ravinement de la lettre » est autre chose qu’une missive dont le message reste caché, refoulé.

II y a un écart irréductible entre le réel et le sens. Comment en rendre compte ? Le réel ne peut ni s’imaginer, ni se concevoir. Il y a clivage entre le réel et le sens, et on peut dire que le signifié lui-même est disjoint du signifiant. Si l’on pense que le signifiant s’accroche au signifié, délivrant un sens, ce n’est là qu’un artifice. Un sens repose sur aucun réfèrent réel, il n’est que d’artifice. Le sens est possible simplement parce qu’une communauté donnée s’est mise d’accord sur ce sens, le « sens commun ».

D’autre part, il y a une fonction qui alimente l’illusion que les choses ont des noms. Lacan l’a nommée « Nom-du-père » : c’est la fonction qui fait office de père des noms. Une fonction qui raccorde le sens et le réel. Elle s’origine du constat fait par Lacan que la fonction symbolique s’identifie à la fonction paternelle. C’est elle qui permet au sujet de s’arrimer aux lois du langage. Mais Lacan ne s’est pas satisfait de cette fonction « Nom-du-Père ». Dans une même fonction Père, permettant de nouer toujours à un signifiant un signifié, il a posé ce qu’il a appelé la struc­ture de discours.

Il y a donc illusoirement une conjonction entre le sens et le réel. Cela pose problème : aucun sens dernier que l’analyste pourrait délivrer à l’analysant, aucun message ultime à déchiffrer, plus aucune lettre à soustraire au regard du roi comme dans la nouvelle d’Edgar A. Poe puisque le secret de la lettre, pour être inconnu, n’en n’est pas moins signifiant ; aucun signifiant donc qui aurait un sens dernier et qui donnerait au sujet, enfin, la réponse à la question qu’il se pose sur son être.

Alors ? Quelle est la finalité de l’analyse s’il n’y a aucune réponse de l’Autre à la question de l’être du sujet et que reste-t-il à l’analyste dans cette nouvelle perspective donnée par Lacan à la psychanalyse ? On a là un véritable problème, qui révèle la question de l’antinomie du réel et du sens. Le sujet au terme de son analyse doit-il simplement comprendre que rien n’a de sens en soi, que la parole n’est que blabla, que l’on ne parle que pour jouir, la vie n’ayant pas de sens, sinon religieux ? Ce serait là une vision tragique de l’analyse.

Si le réel exclut complètement le sens, il y a cependant une exception : c’est le symptôme. Le symptôme est sans doute la seule chose qui, dans le réel, continue d’avoir du sens. L’analyste doit pouvoir s’orienter sur le réel comme seule option analytique – lacanienne – et cela est possible par le traitement du symptôme. Disons que le symptôme, dans cette perspective est ce qui supplée au manque de savoir dans le réel, un symptôme parfois réduit à la lettre de jouissance,.C’est alors un symptôme bien particulier, qui rend compte de l’impact des signifiants sur le corps. Le symptôme devient ce que le sujet a de plus réel, son mode de jouir propre. Et ce symptôme n’a pu se constituer que par une rencontre toujours contingente, hasardeuse, traumatique, fortuite avec le réel : un réel paré en femme, un réel du père entrevu sous le manteau de Noé, ou un réel de la mort sans son article.

Ainsi, il y a pour chacun, très tôt, une rencontre, que ce soit avec des êtres ou avec des mots, avec une certaine conjoncture, et qui se trouve prise dans la lalangue et dans le langage. Et cela conditionne le mode de jouir de chaque sujet.De plus,  si l’on disjoint avec Lacan le sens et le réel, si l’on considère qu’il n’y a aucun savoir que l’on peut trouver écrit comme tel dans le réel, cela ne sort-il pas du modèle de l’inconscient freudien ? L’inconscient ne délivre plus de message secret et caché. L’inconscient ne recèle plus aucun message qui serait seulement insu pour le sujet. Resterait une lettre sans aucun sens : a. Nous sommes ici au niveau proprement pulsion­nel, au niveau des arrangements du sujet avec la jouissance qui engage donc le corps.

Cela a toute son importance, en particulier pour l’interprétation. Je ne m’attarde pas sur l’interprétation, mais il ne s’agit plus seulement de déchiffrer le sens du symptôme comme un hiéroglyphe ou le rêve comme un rébus délivré à l’analysant. Le symptôme a une face qui a trait éminemment au corps, un versant de pure jouissance.Le symptôme est donc aussi un bout de jouissance, une satisfaction substitutive d’une pulsion. Cela permet de le distinguer du symptôme comme seule signification inconsciente. Le symp­tôme n’est plus seulement une métaphore à déchiffrer, il est aussi noué à la jouissance. Or nous savons que la jouissance est un réel hors sens, et échappe à la structure signi­fiante comme telle. Le symptôme, ainsi cerné, reste-t-il toujours une formation de l’inconscient ?

Nous avons donc, coté sens, un savoir qui n’est que supposé et très variable, et côté jouissance, un symptôme qui touche au corps. Ce que Lacan va écrire « sinthome », ce symptôme fondamental, s’il n’est plus tout à fait une formation de l’inconscient, il est cette réduction, ce qui reste du symp­tôme. Il ne contient plus de signification cryptée, mais devient un mode de jouir singulier. C’est ce symptôme qui apparaît au terme comme intraitable. Incurable, il inclut le réel, et il désigne une jouissance propre au sujet, mais une jouissance qui reste opaque au sujet précisément parce que la jouissance exclut le sens. Il n’y a ainsi pas de mot pour la dire.

L’inconscient freudien est structuré comme un langage, il est symbolique. Il contient les messages, chiffrés pour le sujet qui en est porteur, c’est la logique du texte de Lacan sur La lettre volée. Par le biais de l’interprétation, on cherche à donner du sens à ces messages, à les déchiffrer. Il en résulte une impasse : on glisse d’un sens à un autre, sans butée possible. On a donc là un réel, quel­que chose qui est insensé. C’est ce que Lacan a fini par appeler le parlêtre. On peut dire que le parlêtre est pour Lacan le nouveau nom de l’inconscient, le nom de l’inconscient réel.

Quand l’expérience analytique est orientée par le symbo­lique avec l’appui du Nom-du-Père, l’impasse réside dans le fait que pour donner un sens aux signifiants, il faut un consensus un sens convenu. Il n’y a ainsi aucune accroche possible et définitive entre un signifiant et un signifié, entre un mot et un sens, qui serait fixée une fois pour toutes. Aussi toute vérité a structure de fiction et les mots circulent toujours d’un sens à un autre. C’est pour cela que, dans la cure, avec le réel, il s’agit de trouver des signifiants désarrimés du sens, des mots qui ne signifient rien mais qui résonnent, dit Lacan, et permettent de fixer quelque chose de l’ordre de la jouissance. La lettre est ici une réponse possible.

Ainsi, la question se pose de savoir si aujourd’hui l’individu moderne est divisé par l’équivoque de la langue ? Est-il, ou non, coupé de l’expérience de sa lalangue par l’uniformisation ambiante ? Faute d’un discours apte à opérer une séparation d’avec les objets, le sujet est livré sans principe d’arrêt à la jouissance morti­fère : la sienne, ou bien celle de l’autre.De cette sauvagerie dans le lien social perceptible tous les jours, com­ment répondre ? Lacan nous invite à répondre dans la clinique en accentuant, en ravivant la singularité de lalangue et la confrontation au « hors-sens » ? Comment ? C’est la question de l’acte. Le trauma de l’être parlant n’est jamais tout à fait résorbable. Ce qui se situe à l’origine, est une coupure inaugurale de la langue et dans la langue, elle fait marque de singularité pour un sujet. L’expérience analytique convie à cette découverte que sont les articu­lations langagières pour chaque sujet, articulations spécifiques le mortifiant ou le rendant – plus ou moins – vivant.

Différents moments cliniques en rendent compte. Les enfants sont très souvent des tra­ducteurs dans le passage d’une langue à une autre par exemple, mais d’abord dans le passage de la lalangue au langage socialisé (ce que l’on appelle l’apprentissage scolaire). Les enfants sont ainsi les traducteurs de l’impossible passage dans la langue du réel de ce à quoi ont été confrontés les générations qui les ont précédés, c’est pour cela qu’il leur arrive de faire symptôme pour l’Autre parental, ou de se fabriquer leur propre symptôme. Confronté à l’impensable, à l’indicible inhérent au dire, à la perte de l’effet d’affect de lalangue le sujet saura-t-il s’aventurer et parler à partir de cette absence, de ce trou, qu’aucun objet ne peut plus venir combler sans dévoiler d’un même geste le creux où  il s’enserre ?

Au cours de l’analyse, l’analysant connaît donc ces moments où il est animé par une véritable passion du sens. Il cherche les hypothétiques vérités qui lui seraient, croit-il, cachées. Il déchiffre ses rêves, ses lapsus, les formations de l’inconscient qu’il traîne avec lui et le traînent en tous sens. Il tente ainsi de fixer un sens aux équivoques de sa langue. Mais cette passion finit par s’estomper. Il y a, me semble-t-il, un virage nécessaire dans une cure. À un moment donné, le sujet passe de la parole en tant qu’elle signifie, à la parole comme pur bla-bla. Un bla-bla qui ne signifie plus rien, mais permet à celui qui parle de simplement jouir. On jouit de parler, et cela se joue aussi au niveau du corps. La fonction de l’inconscient structuré comme un langage ne s’annule pas pour autant, ne devient pas caduque, mais le travail analysant sur l’inconscient langage n’est peut-être qu’un moment de la cure.

L’ana­lyste s’offre dans le transfert pour que sorte au jour un savoir. Ce niveau d’interprétation vise le rétablissement d’une lacune, d’un manque dans le savoir. Il s’agit de permettre au sujet de se réapproprier « le chapitre censuré de son histoire », ce chapitre, poursuit Lacan dans les années 50, « peut être retrouvé dans les traces qu’en conservent inévitablement les distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré dans les chapitres qui l’encadrent et dont mon exégèse rétablira le sens.[12] » L’analyste ici délivre un sens à l’analysant. Avec la visée et l’appui du réel, il s’agit de tout autre chose.

Quel mode d’interprétation serait opérant, visant directement le hors sens, le réel de la jouissance ? Non plus pour que celle-ci produise des significations mais bien des « effets d’affects ». Avec l’inconscient réel, il s’agit me semble-t-il de pouvoir mettre l’accent sur les effets de la lalangue qui résonne. Les signifiants viennent se nouer avec le vivant chez l’être parlant mais toute parole n’est plus qu’au service de la jouissance. L’inconscient réel met en évidence le primat du pulsionnel sur le symbolique. Il s’agit de saisir au mieux un des moyens de cerner la jouissance autrement que par le modèle du signifiant et du signifié pour atteindre un « bout de réel », c’est-à-dire autre chose que la vérité qui, elle, se situe du côté du sens. Il s’agit donc de « faire sonner autre chose que le sens »[13].La visée de l’analyse va s’en trouver changée, nécessairement. En effet, Lacan introduit à la fin de son enseignement un mode particulier du savoir y faire avec le symptôme lorsqu’il évoque l’identification au symptôme. Le symptôme, désormais sinthome ou symptôme fondamental, est précisément ce nouage inédit de la jouissance et du désir.

C’est ici dans la clinique à certaines formes d’inscription ou d’écriture sur le corps auxquelles il faudrait être attentif. Tel ce jeune homme, attaché à l’écriture de sa thèse qu’il n’en finit pas de ne pas terminer, qui se sentait exister grâce à son tatouage. Il avait fait tatouer en lettres chinoises l’idéogramme qui signifiait « énergie ». Il racontait qu’il avait voulu inscrire « son » signe de telle sorte qu’il ne puisse jamais le lire lui-même : sur sa nuque. Et il expliquait que « énergie » en chinois était formée de deux idéogrammes, un qui veut dire vapeur et l’autre qui veut dire casserole… Ce qui compte, disait-il, c’est l’esthétique, c’est à dire pour lui, la réduction à la lettre, écrite sur le corps, d’une jouissance délocalisée, condensée dans ce qu’il savait être là sans avoir à la lire. Cette jouissance détermine donc chez ce sujet sa manière spécifique d’être au monde. Un signifiant hors-sens, qui a été extrait de la chaîne signifiante, ici « énergie » en chinois, devient le réel de la jouis­sance singulière du sujet et à nul autre pareil. Ce signifiant prendra alors le statut de simple lettre, qui ne signifie rien : la lettre de son symptôme. Une lettre n’a en effet pas de sens, elle permet simplement un arrimage au monde langagier, en-deçà de toute signification : elle noue le symbolique au corps par un effet d’affects.

Mais effets d’affects, ça veut dire quoi ? Il faut insister ici sur ce que Lacan appelle lalangue, « ce dépôt, cette alluvion, cette pétrification qui se marque du maniement par un groupe de son expé­rience inconsciente »[14]. La lalangue est directement issue de la jouissance de la lallation. La jouissance pulsionnelle y est manifeste. « Lalangue nous affecte d’abord, écrit Lacan, par tout ce qu’elle com­porte comme effets qui sont affects »[15]. Ainsi, la jouissance de lalangue est première. Ce n’est que secondairement que le sens vient s’y greffer et constituer ce que les linguistes appellent le langage.

Et que fait par exemple un enfant quand il se sert de sa langue dite maternelle ? Il construit, dit Freud, des « représentations de mots ». Il passe de l’état de « sans langue » – infans – à l’état de parlant parce que d’emblée la langue lui parle. Il est pris dans la familiarité du discours de l’Autre – et du symbolique – qui précède son appropriation du langage. Il est divisé entre l’idée que d’emblée la langue le parle, c’est à dire qu’il est parlé, et le fait qu’il doive l’acquérir.

On peut postuler, que ce qui est d’abord là, c’est « La Chose » de Freud, le réel dont il fait l’expérience dans la rencontre primitive de satisfaction. Pas de mots pour cette jouissance là. Au fur et à mesure que la langue s’inscrit, des représentations de mots se nouent aux représentations de choses. Il y a des moments ou les mots des adultes – qui parlent une langue encore pleine de mots étrangers à l’enfant – associent, condensent des effets de jouissance qui vont jouer un rôle durable dans son rapport au langage. On peut appeler ça, des traces, des résidus de la lalangue. Qu’on pense par exemple à ce film dans lequel joue Arlétie, lorsque son amant lui dit que l’amour est une question d’atmosphère, elle se met à crier « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une tête d’atmosphère ? » Qu’on pense également aux spéculations de Colette enfant sur le signifiant « presbytère ».

Il n’est peut être pas exagéré de dire, en suivant Freud que l’enfant rentrant dans le langage introduit des représentations de mots entre lui et les représentations de choses. Ainsi, le signifiant, son usage, devient un bouclier contre le réel, contre « la Chose », à condition de préciser que dans les mots eux-mêmes, il y a quelque chose de « la Chose » qui est plus ou moins apprivoisé et plus ou moins actif.

En effet, que fait le poète, sinon de déstabiliser les rapports entre signifiants et signifiés, entre sens et réel, pour révéler – non sans affects pour le lecteur – l’envers de la langue, sa puissance cachée, par la langue même ? Ainsi, la langue maternelle s’avère dans son apprentissage d’un usage souvent fragile. La clinique nous l’enseigne et Freud le dit ainsi : « le conscient n’a pas acquis chez l’enfant tous ses caractères et ne possède pas précisément la capacité de se transformer en représentations de langue Sprachvorstellungen »[16]. L’usage de sa langue maternelle lui permet donc de voiler le réel, jusqu’au moment ou le réel se mettra à nouveau à clignoter. « Dans lalangue, le sens des mots est suspendu », dira Lacan en 1969[17]. Et parfois un « mot tordu » comme disent les enfants, peut devenir un mot d’esprit qui a pour effet de réjouir l’auditeur. Mais l’enfant, lui, éprouve-t-il à cet instant le même affect plaisant que l’adulte ? Pas sûr ! Freud avant Lacan a bien perçu cette jouissance primaire incluse dans la langue, qui trouve parfois son issue comique dans le Witz. Et c’est précisément cette suspension du sens qui libère le sujet de l’enfermement dans la prison du langage et qui fait résonner au plus près de la lalangue le « noyau élaborable de la jouissance »[18]. C’est à ces restes de l’expérience précoce de la lalangue que l’analyste doit en effet être attentif dans les cures d’enfants comme d’adultes.

Je reviens pour terminer sur le cas clinique connu, mais important pour ma question. Emma dans la boutique de l’épicier grimaçant[19]. Nous sommes ici dans le creuset de l’indestructible désir, dû à la fois à ce qui fonde le sujet et à la fonction de l’objet qui le cause. Il faut en effet distinguer ce qui fonde le sujet et ce qui le cause. Ce qui le fonde, c’est un nœud de signifiants impossible à défaire, Unerkannt, dit Freud[20], un « non-reconnu » ; non-reconnu, cela exclut donc le sujet de sa propre origine dans un « je ne sais pas », lui-même « impensable »[21], et d’autre part ce qui le cause, un trou, prenant, comme objet perdu, comme une lettre a, cette fonction de la cause.

Depuis toujours, on peut le dire comme ça, et pour toujours quelque chose est arrivé dans le réel que nous nommons trauma : traumatisme du langage dont le traumatisme sexuel n’est qu’un avatar. Ce quelque chose, ce Etwas, que Lacan construira dans le séminaire sur l’Angoisse, en inventant l’objet a, est un traumatisme. C’est le Wo es war de la rencontre du vivant et du parlant. Tout traumatisme ultérieur dupliquera d’une façon structurale et identique ce traumatisme d’origine. Cet originaire n’est pas un refoulé (il faut une signification pour produire un refoulé), et n’est pas un affect (l’affect ne se refoule jamais, il se manifeste consciemment ou bien il n’existe pas), cet originaire est un « oublié radical », ainsi s’exprime Lacan[22], un « oublié radical » qui n’adviendra jamais au symbolique. C’est un défaut radical dans le langage, c’est à dire dans le parlêtre.Défaut fondateur, ce défaut d’origine est un non-dire précédant tout inter-dit, non pas un reste de la symbolisation mais un non-dire premier, un réel d’origine.A l’origine, c’est la structure borroméenne complète, c’est-à-direR, S et I coinçant un trou central, trou cerné par le manque symbolique, la perte imaginaire, le vide réel. Marques (S1, le fouet du signifiant) et traces (petit a, des traces dans le corps) prennent en charge cette origine « insondable »[23], place à laquelle on ne peut jamais revenir et où, aperçue dans la dimension de la perte, la jouissance entre en jeu.

Si j’ai choisis de reprendre le cas d’Emma de l’Esquisse d’une psychologie scientifi­que c’est pour souligner le premier événement, celui de ses 8 ans, appelé scène 2. Jeune femme, Emma se plaint du symptôme d’être « hantée par l’idée qu’elle ne doit pas entrer seule dans une boutique ». Une phobie donc. Une scène, dite Scène 1 est évoquée : lorsqu’elle avait 13 ans, elle s’est trouvée seule dans un magasin en présence de deux commis qui ont ri de ses vêtements et l’un d’eux lui a plu. Les signifiants vêtements, rire et seule ont conduit à la remémoration d’un souvenir, appelé scène 2 antérieure à la scène 1, qui est celui de ses 8 ans. A cet âge elle s’était retrouvée seule dans une boutique où un épicier grimaçant avait porté la main, à travers sa robe, sur son sexe. Le symptôme ne se produit qu’à l’âge de 13 ans car elle a alors acquis un savoir sur le sexuel, ce qui donne un sens à l’évènement, un sens sexuel. Et il se produit alors une décharge sexuelle et une possibilité de refoulement. Le souvenir oublié de ses 8 ans, dit Scène 2, ne prend valeur traumatique que dans l’après-coup de la scène de ses 13 ans. Pas de symptôme à l’âge de 8 ans, pas de traumatisme du fait de l’absence de sens de la perception sensible de cette scène des 8 ans. Par cette absence de sens, l’affect perturbateur avait été arraché à l’évè­nement : déliaison explique Freud.

Sauf que… : « Malgré ce premier incident, elle était retourné dans la boutique », nous rapporte Freud. « Et par la suite, elle se reprocha d’être revenue chez ce marchand, comme si elle avait voulu provoquer un nouvel attentat. Et de ce fait, la mauvaise conscience qui la tourmentait pouvait bien dériver de cet incident ». Puis, plus rien, voile noir, Emma file sa vie, l’incident est oublié, trace égarée, non prise en charge par la signification phallique. La jouissance éprouvée par hasard et bien que mise au compte de l’Autre est ce qui guide son retour chez l’épicier. La mauvaise conscience est l’aveu de cette jouissance éprouvée qui l’affecte.

Nous sommes dans le cadre de la répétition avec un consentement en acte. Pour clôturer l’événement la construction défensive de la mauvaise conscience – défense face au réel qui n’est pas défense face au sexuel phallique, qui aura lieu à 13 ans – produit alors le symptôme phobique. L’évènement des 8 ans tombe dans l’oubli, trace égarée, fissures sur le plafond blanc de sa mémoire qui attendent de devenir traits signifiants pour se dire, traces capables d’être réactivées, ce qui aura donc lieu pour Emma lors de ses 13 ans. Notons la scène 1 à 13 ans et la scène 2 à 8 ans, antérieure. Les traces premières sont appelées scène 2 puisqu’elles reçoivent après-coup leur qualité traumatique de la scène des 13 ans.

Ainsi, le parlêtre pullule de ces traces égarées, traces déchaînées – non enchaînées au symbolique – ne formant pas symptôme. Ces traces sont un point d’appel qui oriente les conduites comme visant cette jouissance, d’abord trouvée et dès lors à nouveau recherchée et attendue. Toutes les conduites tiennent de cette logique et il faut noter que ce qui se répète, c’est bien ce qui n’a aucun sens, un réel hors-sens.

De fait, lorsqu’un homme fait à autrui quelque chose de terrible, on peut donc dire que, cette fois-là n’est pas une fois, mais la première fois d’une série. Par exemple, la phrase, « plus jamais ça » est le voile qui cache ce savoir-là, celui d’un réel qui résonne et qui répétitivement revient toujours à la même place ; sinon comment saurait-on qu’il ne faut plus jamais ça ? C’est pourquoi, un réel traumatique rencontré par un sujet, est la première fois d’une série, c’est à dire d’une scène 2 antérieure où le sujet a éprouvé une jouissance sans nom. Au point de l’oublié qui est l’oublié de la chaîne signifiante, l’oublié radical du langage, c’est bien au même point que se situe l’inoubliable de la jouissance éprouvée, comme étant un point d’appel pour la répétition : cette jouissance qui, il faut le préciser, se présente toujours, pour le sujet, avec un semblant de vérité sur son être. Mais il s’agit toujours d’une vérité menteuse, c’est à dire d’une vérité qui ment sur le réel. Vérité et réel sont antinomiques.

Nous savons qu’Emma sera une hystérique, celle dont, au contraire d’une femme, le symptôme « n’exige pas le corps à corps »[24]. La jouissance d’Emma sera la jouissance de son symptôme, jouissance qui déterminera son existence. Pour ce qui concerne une femme qui, elle, est « symptôme d’un autre corps »[25], nous le savons, le destin de ces traces sera différent de celui d’Emma, ces traces ne seront pas entièrement recouvertes par le phallique, par ses calculs et par ses revendications. Du tout-phallique, il lui faudra passer au pas-tout au-delà de la seule raison phallique. Mais au-delà justement, une lettre, l’objet, ne peut-il pas revenir au plus près de ce qui fait trou ? Ainsi, ce retour au bord du trou, ne serait-il pas ici ce que l’on appelle l’amour ? Cet amour évoqué par Lacan à la fin du Séminaire XI (amour « au-delà des limites de la loi », soit de la loi du père[26]), et à la fin de sa Note ita­lienne (« amour plus digne »[27]), amour situé au-delà de la résolution du transfert, au-delà de l’amour de transfert, comme réponse non seulement au manque – condition du désir – mais au réel, comme cause ?

Je conclus, sur « l’oublié radical » de la chaîne signifiante.En 1922, dans l’épilogue de son analyse du petit Hans, lorsque Freud voit arriver le jeune adulte de 20 ans qu’il est devenu, il écrit : « Lorsqu’il en vint à son histoire (…) il ne se reconnaissait pas et ne pouvait se souvenir de rien »[28].De cette rencontre entre Freud et Hans, Lacan fera le commentaire suivant en 1957 : « Ce, je ne me souviens plus de rien de tout cela de Hans est un moment d’aliénation essentielle (…) les tours et détours du signifiant qui se sont révélés salutaires (…) s’ils ont opérés, c’est à partir de ceci, non pas que le petit Hans a oublié, mais qu’il s’est oublié »[29].

Qu’est ce que ce « il s’est oublié » ? S’oublier ? L’oubli, « cette pointe brisée de l’épée de la mémoire »[30], comme le dit joliment Lacan, n’est-il pas indication du trou au niveau de la métaphore, point où le sujet se fixe dans le langage ? S’oublier comme sujet, ne serait-ce pas le prix à payer dans la cure pour gagner un savoir nouveau, un savoir y faire autrement avec le réel du symptôme ? Et s’oublier comme sujet, n’est-ce pas aussi et d’abord le destin de l’analyste, maintenant la béance ouverte, révélant le vide, pour que l’analysant, lui, ait chance d’y creuser un dire ?

 

[1] L’évolution de sa peinture sur 50 ans nous permet de saisir l’effacement en même temps que la persistance de la lettre.
[2] Liens d’accès aux tableaux : 1954 : http://masmoulin.blog.lemonde.fr/files/2010/03/zao-composition-1954-aquarelle-et-encre-de-chine.1269496502.jpg ; 1962 : http://belcikowski.org/ladormeuseblogue/wp-content/uploads/zaowouki_vent.jpg ; 1973 : http://3.bp.blogspot.com/_hjoFCQzcrNI/S_lPwxAsVcI/AAAAAAAAF_A/rtH3DbwR-ik/s1600/peinture+Zao+Wou-ki+3.jpg ; 1987 : http://i.ytimg.com/vi/h2V_M49M2MU/0.jpg.
[3] ZAO WOU KI, Illustrations en couleurs, Catalogue de l’exposition 1988 à la FIAC, stand Artcurial à Paris, Ed. Ars Mundi, Imprimé à Barcelone – Espagne, 1988.
[4] PEREC G., Penser – Classer, Hachette Collection, Textes du XXè siècle, Paris, 1985.
[5] Idem.
[6] PEREC G., La Disparition, Gallimard, Coll. Imaginaire, Paris, 1989, p.89.
[7] Idem.
[8] Ibid., p.92.
[9] LACAN J., « Lituraterre » (1971), in Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001.
[10] Ibid., p.15.
[11] Ibid., p.5.
[12] LACAN J., Ecrits, La direction de la cure,  Seuil, Paris, 1966.
[13] LACAN J., Le Séminaire L’insu que sait de l’Une-bévue s’aille à mourre, leçon du 19 avril 1977.
[14] LACAN J., La Troisième, in Lettres de l’Ecole Freudienne de Paris, p.216.
[15] LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p.127.
[16] FREUD S., « À partir d’une histoire de névrose infantile », (L’homme aux loups), Œuvres Complètes, PUF, ch. IX, Tome XII, p.139.
[17] LACAN J., Le Séminaire Les non-dupes errent, inédit, leçon du 8 janvier 1974.
[18] LACAN J., La troisième. Lettre de l’Ecole freudienne, p. 217.
[19] FREUD S., « Lettre 52 à Fliess », in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986, p.363 et suivantes.
[20] FREUD S., L’Interprétation des rêves, op.cit., p.446.
[21] LACAN J., Le Séminaire D’un Autre à l’autre, leçon du 23 avril 1969.
[22] Idem.
[23] FREUD F., « Lettre 52 à Fliess », in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1986, p.363 et suivantes.
[24] LACAN J., « Joyce le symptôme », in Autres Ecrits, Seuil, Paris, 2001, p.569.
[25] Idem.
[26] LACAN J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, Paris, p.248.
[27] LACAN J., « Note italienne », in Autres Ecrits, Seuil, Paris, 2001, p.311.
[28] FREUD S., Cinq psychanalyses, Bibliothèque de psychanalyse, PUF, 1973, Paris, p.198.
[29] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, Seuil, 1994, Paris, p.408.
[30] LACAN J., « La psychanalyse et son enseignement », in Ecrits, Seuil, 1966, Paris, p.447.