Au nom de la lettre

Article de Roger Mérian paru dans la revue PLI n° 2 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle 9 Ouest). Intervention prononcée lors du Séminaire de Psychanalyse 2006-2007 « Qu’est-ce qu’une cure psychanalytique ? La subversion du sujet et son intraitable », animé par Pascale Macary (membre de l’APJL) et par Roger Mérian (membre de l’EPFCL) à Rennes
« La mer dans le noir
A quelque chose
De blanc »
Haïku de Bashô

Pour tenter de répondre à la question posée par ce séminaire « Qu’est-ce qu’une cure psychanalytique ? La subversion du sujet et son intraitable », je m’appuierai sur le travail de la lettre dans deux livres de Georges Perec : La vie mode d’emploi[1] et W ou le souvenir d’enfance[2]. Je ne parlerai pas ici de ce qui se réfère à la cure analytique de G. Perec avec Françoise Dolto ou à la fin de son analyse avec J. B. Pontalis, je vous renvoie pour cela au livre de Claude Burgelin[3], son biographe ainsi qu’à un article de Dominique de Liège[4] : « Perec, Pontalis : fin d’une ruse ».

Mais tout d’abord, une remarque introductive sur la fonction de la nomination qui m’a servi de fil conducteur : La tâche de la psychanalyse quant à la nomination est essentielle et cependant problématique. Il faut semble t-il que quelque chose de l’innommable de la Chose – qui fait l’être de chacun, de chaque sujet – ait pu rencontrer le nom qui fait semblant de la représenter. C’est à dire qu’il est nécessaire que quelque chose du nom vienne marquer la place qui était celle du réel, du Wo es war. Il s’agirait, mais c’est précisément impossible, de nommer le trou du refoulement originaire, de nommer ce qui fait trou dans le réel.

Anonyme donc, le sujet se sait innommable et s’il garde le pouvoir de nommer, dans l’Autre (nomination symbolique), il n’a plus rien à faire au terme de sa cure d’une nomination imaginaire, d’un qualificatif qui viendrait de l’Autre, nommer ce qu’il sait du bord du trou de son être. Et ce savoir porte à conséquence. Ainsi, le nom peut toucher à l’innommable, cette touche, n’est ce pas le cas d’une nomination réelle ; une nomination qui permettrait de se passer d’une fonction père dont on pourrait se servir ? Qu’est-ce donc qu’une cure psychanalytique ? Est-ce un lieu pour dire ce qui ne peut se dire ailleurs ?, Ou est-ce un lieu pour dire ce qu’on ne sait pas ?, ou encore est-ce le lieu d’un savoir à démontrer, jusqu’à l’épure d’un jeu de lettres, ce qui est irreprésentable ?

« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. (…) Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est indicible ; je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes. C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs que laisse apparaître l’intervalle entre ces lignes. (…) Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.[5] »

C’est donc dans ce rapport à la mémoire et à la trace résultant de la marque indélébile, à l’absence, à l’inscription et à la transmission, en référence à ses parents disparus pendant la 2ème guerre mondiale, que Georges Perec situe sa position de sujet, d’écrivain en faisant de l’écriture, de son écriture, lien entre les vivants et les morts. « Ma mère pensait que son titre de veuve de guerre lui éviterait tout ennui. Elle fut prise dans une rafle avec sa sœur, ma tante. Elle fut internée à Drancy le 23 janvier 1943, puis déportée en train le 11 février suivant en direction d’Auschwitz. Elle revit son pays natal au moment de mourir. Elle mourut sans  avoir compris (…) Ma mère n’a pas de tombe.[6] »

Dans W ou le souvenir d’enfance, il s’agit de l’entrecroisement de deux récits, celui de la vie quotidienne à W, reconstitution minutieuse d’un fantasme évoquant une cité régie par l’idéal olympique (le présent) et le livre souvenir et autobiographique de Perec pendant la guerre (le passé). Mais aucune des parties qui composent le passé et le présent n’est désignée par Perec comme étant le lieu de la vérité qu’il cherche à re-construire : c’est dans leur fracture, dans cet écart et dans les aller-retour entre les deux textes du livre, dans les ruptures, qu’affleure une vérité, vérité à chaque fois singulière. Le « ou » du titre de ce livre n’indique pas une alternative : ou bien… ou bien. Il n’y a de pas de choix. Je dirais que Perec n’a pas le choix. W ou le souvenir, noue plutôt l’imaginaire d’une vie de sportifs sur l’île W avec le réel de l’histoire, de son histoire, dans un lieu symbolique. Vérité singulière donc, comme est singulière à chaque fois la part de chaque lecteur ; et ici, c’est bien ce lecteur qui …lie et relie la lettre (le W) et le souvenir ; la lettre avec le souvenir.

Chez Perec, de livre en livre, la lettre vient faire signe, témoignage et engagement obstiné pour faire bord et tenter de nommer un bout de réel. « C’est le 23 juin 1975 et il va être huit heures du soir. Assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du 439ème puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X. Mais la pièce que le mort tient encore entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible, dans son ironie même, d’un W.[7] »

Avec cette mort, avec cette lettre, se termine le dernier chapitre de La vie mode d’emploi et prend fin le duel sans merci que se sont livrés Bartlebooth et Gaspar Winckler. Le 23 juin 75 est aussi la date de la fin de l’analyse de G. Perec.

W, constitue l’élément, la pièce du puzzle qui permet dans l’après coup au puzzle de ne pas s’achever, de ne pas se totaliser. Il laisse une place en creux après l’ultime détachement, au manque, au trou. La lettre W est aussi l’initiale et la signature ironique de Gaspard Winckler. La lettre est enfin l’arme de son crime et la cause de la mort de Bartlebooth. Ainsi que Perec l’explique dans W ou le souvenir d’enfance, son nom a subi des variations de lettres, lié à la fois aux conditions historiques qui ont fait passer la région d’où sa famille était originaire, tour à tour en Pologne ou en Russie. De plus, c’était lié aussi à la nécessité pour les juifs de se cacher, de dissimuler leur identité.

Et d’un pays à l’autre, d’une langue à une autre, il y a des alphabets différents, des systèmes graphiques différents (le cyrillique et l’écriture romane).

« Les Peretz font volontiers remonter leur origine à des juifs espagnols chassés par l’Inquisition et dont on peut tracer la migration en Europe Centrale, principalement en Pologne. (…) Mon grand-père s’appelait David Peretz et vivait à Lurbartow. (…) Un employé d’état civil qui entend en russe et écrit en polonais entendra, m’a-t-on expliqué, Peretz et écrira Perec. Il n’est pas impossible que ce soit le contraire. Selon ma tante, ce sont les Russes qui auraient écrit « tz » et les Polonais qui auraient écrit « c ». Cette explication signale toute l’élaboration fantasmatique, liée à la dissimulation patronymique de mon origine juive, que j’ai faite autour de mon nom et que repère, en outre, la minuscule différence existant entre l’orthographe du nom et sa prononciation : ce devrait être Pérec ou Perrec ; c’est Perec, sans pour autant se prononcer Peurec. Mais il manque une lettre.[8] » Un trait dans l’écriture du nom propre fait défaut, a disparu dans les aléas et les découpes faites par l’Histoire avec sa grande hache. Il y a une incidence majeure de cette question du nom propre chez G. Perec., notamment dans son roman La vie mode d’emploi.

Que signifient les noms Winckler et Bartlebooth ?

Gaspard Winckler, est un nom que l’on retrouve ailleurs dans d’autres livres de Perec, mais il ne désigne jamais le même personnage. Seul Winckler, le nom, persiste. Le personnage qui l’incarne, qui en est le support corporel, varie, ou plutôt est indifférent, impersonnel. Tous ces personnages, cependant, ont un rapport avec le faux, soit du côté de l’usurpation d’identité (Gaspard Winckler a emprunté ce nom pour se cacher), soit du côté du faussaire, comme dans Le Condottiere. J’y reviendrai. Winckler, est aussi et peut-être surtout le nom d’un lieu, c’est là où habite le meurtrier dans M. le Maudit, de Fritz Lang. C’est la lettre M, vue en miroir dans le film de Fritz Lang, qui fait ici un W et qui, très précisément, désigne le meurtrier, Winckler donc.

Passons maintenant à Bartlebooth. Ce nom est fabriqué à partir du nom d’un personnage littéraire de Melville, Bartleby[9]. Ce héros de Melville, Bartleby, est un ancien employé de Bureau, un secrétaire, un scribe, qui est préposé aux lettres qui vont au rebut. Bartleby est un homme d’écriture, qui préfère ne pas…, entre autre il préfère ne pas écrire, et dans sa réticence muette il finit par se laisser mourir dans un lieu-dit Les Tombes. C’est aussi un personnage en quête d’identité, dans une errance perpétuelle, de ville en ville, sans amarres, sans attaches, sans racines, sans ancrages. Et, précisément, l’ancrage, l’amarrage, l’arrimage, c’est à cette quête que se voue Bartlebooth, le personnage de Perec dans La vie mode d’emploi. En effet, c’est à peindre des aquarelles de port, bord entre terre et mer, que Bartlebooth va consacrer toute son existence.

Il s’est fixé le programme suivant : consacrer dix ans de sa vie à apprendre la technique de l’aquarelle, puis les vingt années suivantes à aller de port en port et à peindre cinq cents aquarelles des ports visités, qu’il expédierait à Gaspard Winckler. À réception de ces aquarelles, Winckler les transformerait en puzzles. Et enfin, pendant les vingt années suivantes, confiné dans son appartement, Bartlebooth referait ces puzzles, à raison d’un tous les 15 jours. Une fois ce programme terminé, il plongera les puzzles-aquarelles dans un produit chimique conçu pour effacer totalement l’image et ne laisser qu’une toile blanche.

Il s’agit là d’un projet méthodique d’élimination, d’anéantissement, d’éradication, qui voue toute sa vie à un travail inutile et dérisoire. Ironie de l’existence, ironie de l’histoire pour autant qu’elle le soit, qui le conduit à la production d’un blanc, d’un rien, à ceci près qu’il a fallu à Bartlebooth passer de port en port, remplir le cadre des tableaux, fenêtres sur le réel, pour, dans l’après coup, produire l’effacement de ces bords de mer : ces blancs sont un travail, un effort, comme le mémorial de son trajet, les rebus de son parcours, les restes de son histoire.

« Il reposait sur son lit, tout habillé, placide et boursouflé, les mains croisées sur la poitrine. Une grande toile carrée de plus de deux mètres de côté était posée à côté de la fenêtre, réduisant de moitié l’espace étroit de la chambre de bonne où il avait passé la plus grande partie de sa vie. La toile était vierge : quelques traits au fusain la divisait en carrés réguliers, esquisse d’un plan en coupe d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter.[10] » Mais, c’est compter sans Gaspard Winckler et sans la lettre, cette lettre W, lettre-signature et arme du crime, lettre de fin, lettre qui, en tuant Bartlebooth, sauve le tableau vide nettoyé de l’image et stoppe l’œuvre de mort de Winckler ; lettre accusatrice aussi qui désigne le coupable. Ces noms, Winckler, Bartlebooth, sont exemplaires du statut problématique du nom chez Georges Perec. Les noms propres apparaissent très fréquemment sous le mode de la dérision, de l’usurpation. Leur nombre et leur variation vont de pair avec leur inconsistance.

Dans W ou le souvenir d’enfance, le système de l’île de W, met en évidence la labilité du nom propre. Les athlètes des olympiades, par exemple, sont nommés avant leurs victoires aux épreuves sportives (les autres n’ont qu’un matricule) et donc n’ont jamais de nom permanent du fait de leur classement. Le narrateur de W ne retrouve sa voix que pour reconnaître la fatigue et l’épuisement des corps des athlètes. Ni la voix, ni le corps ne semblent faire attache pour les personnages. C’est seulement pour le cinéma que Perec donnera corps, une seule fois, à un de ces personnages, dans Un homme qui dort. On sait que Perec (cinéphile) a choisi l’acteur qui l’incarne à cause de la cicatrice qu’il portait sur la lèvre supérieure, comme lui-même et comme Le Condottiere[11], tableau du Louvre sur lequel il écrit un roman. C’est par cette cicatrice, cette marque, cette trace d’une coupure, ce trait inscrit dans le corps, que Perec se particularise : « Nous rangions nos skis dans un couloir bétonné, long et étroit, garni de râteliers de bois. Un jour, un de mes skis m’échappa des mains et vint frôler le visage du garçon qui était en train de ranger ses skis à côté de moi et qui, ivre de fureur, prit un de ses bâtons de ski et m’en porta un coup au visage, pointe en avant, m’ouvrant la lèvre supérieure. La cicatrice qui résulta de cette agression est

encore aujourd’hui parfaitement marquée. Pour des raisons mal élucidées, cette cicatrice semble avoir eu pour moi une importance capitale : elle est devenue une marque personnelle, un signe distinctif (…) C’est cette cicatrice aussi qui me fit préférer à tous les tableaux rassemblé au Louvre, le Portrait d’un homme, dit Le Condottiere d’Antonello de Messina, qui devint la figure centrale du premier roman à peu près abouti que je parvins à écrire (…) »[12]

La coupure donc, mais aussi il s’agit de la trace laissée par le trait de la cicatrice, le souvenir d’une coupure, ce qui en suture les bords, ce qui l’efface et la rappelle en même temps. « Se faire un nom », peut s’entendre comme un désir de se « faire voir », le désir de jouir des Biens, ceux du Nom, et à notre époque saturée de communication, « se faire un Nom » est proche de « se faire un visage », une nouvelle identité, c’est en quoi il peut y avoir une lutte désespérée pour « avoir un nom » et cette question touche au corps comme le donne à lire Perec. Le Nom est signe du réel puisqu’il s’écrit.

Toujours dans W ou le souvenir d’enfance, Perec évoque ses années d’enfance à Villard-de-Lans après la « disparition » maternelle, le silence familial à ce sujet, silence que G. Perec assimilera à un blanc où se dissout tout repère, où le sujet perd toute identité et devient un pronom impersonnel, « on ». « Ce qui caractérise cette époque c’est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine. Nulle chronologie sinon celle que j’ai, au fil du temps, arbitrairement reconstituée : au temps passait. (…) Les choses et les lieux n’avaient pas de noms ou en avaient plusieurs ; les gens n’avaient pas de visage. (…) On ne savait pas si c’était normal ou pas normal, si ça allait durer tout le temps comme ça, ou si c’était seulement provisoire. On ne demandait rien, on ne savait pas très bien ce qu’il aurait fallu demander, on devait avoir un peu peur de la réponse que l’on aurait obtenue si l’on s’était avisé de demander quelque chose. On ne posait aucune question. (…) Tout ce que l’on sait, c’est que ça a duré très longtemps, et puis un jour ça s’est arrêté. (…) Un jour, on se mettait à parler, on se mettait à écrire. Cela a eu lieu un jour, et je l’ai su.[13] »

L’absence d’amarres, de racines, d’ancrage, renvoie, pour Perec, à ce blanc qui a recouvert les couleurs de ses années d’enfance, aux souvenirs évanouis avec la disparition de la mère morte sans laisser de trace (La disparition est aussi le titre d’un de ses romans, écrit sans la voyelle « e », comme Les revenentes, est un autre roman avec seulement la voyelle « e »).

À cette absence d’ancrage, donc, il se sert de la lettre avec la façon singulière de jouer avec elle, de faire un texte, d’élaborer un savoir textuel. Il met au travail les lettres des noms, des noms propres, à partir de son nom, c’est à dire à partir des modifications des lettres de son nom dans le passage d’un pays à un autre, d’une langue à l’autre, jusqu’à la disparition de l’être cher symbolisé par la lettre du féminin, absente. Perec l’évoque souvent, il y fait allusion. Dans 53 jours[14], il dit ceci : « La crypte est un roman policier, un roman policier en deux parties dont la seconde détruit méticuleusement tout ce que la première s’est efforcée d’établir… » On retrouve ici la démarche de Bartlebooth, il y a voué sa vie ; il fait des puzzles, qu’il effacera ensuite : aller et retour, non-sens absolu. Mais ce n’est qu’apparence ce non-sens.

C’est le trou, ménagé par la lettre W, qui devient alors essentiel. Le trou représenté par le W, le réel représentifié par la lettre, stoppe le processus d’anéantissement mis en place par Bartlebooth, l’homme sans ancrage, et c’est Gaspard Winckler, le fabricant de puzzles, le bricoleur de signifiants et spécialiste de la coupure, qui en vient à bout, à son terme, mais pas sans reste. Le bord du trou y trouve la lettre pour signifier le reste : bout de réel à supporter. Perec indique l’étymologie de son nom, il souligne que Peretz veut dire « trou » en hébreu. Il nous donne à lire, et c’est ce qui organise ses ancrages par l’écriture, le trou lié au manque et à la coupure.

Dans W ou le souvenir d’enfance, il noue et articule le nom, la lettre et le manque : « Un des modes d’emploi de la vie est pour Bartlebooth, de mettre des couleurs à un port de mer et à jouer à casser-reconstituer cette image. Mais, vous savez, tant de « ports de mer » obstinément visités ne sont peut-être qu’autant de variations autour de la mort du père ». Effectivement, nous entendons que de « port de mer », à « mort de père », c’est un jeu de lettres ; port d’attache au père aussi bien. L’écriture devient support signifiant, ancrage symbolique pour le sujet. Le jeu de lettres nouent le réel de l’histoire de G. Perec avec le réel de l’Histoire du siècle passé.

La lettre W, dans les deux textes, Le souvenir d’enfance et La vie mode d’emploi, vient montrer la figure de l’absence sans cesse à redessiner, à peindre, puis à effacer. Mais c’est au drame de 1943 que s’ombilique l’exigence de Perec. De l’entrecroisement des textes, jusqu’à l’épure de la lettre pour border un réel, le travail de Perec, alias Bartlebooth, fait partir ou parvenir au même blanc ou au même noir. Mais cette omniprésence de l’absence de la mère finit par voiler ce qui est peut-être l’objet de la quête obstinée de Perec : celle des signifiants paternels, celle du sens de son nom, celui du père avec une lettre et un accent en moins. L’accent précisément n’est-il pas l’indice de la voix, de l’objet voix, perdu dans le passage à l’écrit d’une langue à une autre ?

Quant à la lettre, ou plutôt le savoir de son absence, sa trace donc, ferait-elle nomination réelle, c’est à dire ancrage du sujet dans le symbolique ? Perec a voulu que l’ultime puzzle soit impossible à achever. Il n’y a pas de dernier mot ni de dernière lettre à cette histoire : la lettre intime, tueuse et salvatrice, qui en fait figure, le W, est une lettre ouverte. Par son écriture, par son arrimage à la lettre littoral, Bartlebooth, Perec, a pu élaborer ce qu’avait de problématique le trou et a utilisé un art du puzzle pour en faire un manque.

La lettre ne nomme donc pas quelqu’un (elle n’est que l’initiale de Winckler), elle nomme ce qui vient surmonter l’absence pour en cerner la perte : en somme, W est empreinte de l’absence qui indique en le redoublant le trou du sujet dans sa défaillance signifiante, que l’objet (la dernière pièce du puzzle aux couleurs effacées) ne vient plus obturer.

Ainsi, la lettre, à laquelle se coltine seul maintenant Winckler, est la place, la trace même d’un signifiant manquant, manquant à représenter le sujet. Le nom ne nomme donc pas tout d’un sujet, il échoue à nommer ce qui du sujet l’arrime au réel, ce qui le fait objet. Le pas-nommé que laisse ainsi en rade le Nom, c’est aussi bien le pas-homme de la barbarie de notre époque, le pas-homme qu’un homme peut être pour les autres hommes, réduit à cet état d’objet.

Pour conclure

Du nom comme masque, derrière lequel se loge de multiples personnages, masque de ce qui s’écrit dans une autre langue, nous sommes passés à la marque, la cicatrice qui vient faire trait sur le corps, puis au rien que la lettre par le cerne dont elle entoure le trou, désigne et destitue, borde et maintient. S’il faut donc bien que quelque chose de l’innommable de la Chose rencontre le Nom pour représenter un sujet dans le semblant, c’est que le Nom, le Nom propre aussi bien (en tout cas pour Perec), est l’indice de l’exil du sujet.

Et pour reprendre la question posée au départ : une psychanalyse est-elle le lieu d’un savoir à démontrer l’irreprésentable ? Je répondrais que pour Perec, c’est un savoir de port de mer, de bord de mer, un savoir en place de vérité (a/S2). D’un savoir textuel, il passe à un savoir référentiel sur lequel il s’appuie pour faire bord. En effet, pour faire littoral à l’irreprésentable, un jeu de lettres est une bonne signature, une signature ironique, à l’absence de réponse de l’Autre à la question de l’être du sujet.

 

[1] PEREC G., La vie mode d’emploi, Le Livre de Poche, Hachette, 1ère Edition 1978, Paris, Edition de 2004.
[2] PEREC G., W ou le souvenir d’enfance, Gallimard, 1ère Edition 1975, Coll. L’Imaginaire, Paris, 2006.
[3] BURGELIN C., Georges Perec, Paris, Seuil, Les contemporains, 2002.
[4] DE LIÈGE D., Perec, Pontalis : fin d’une ruse, Revue Littoral, n° 43, novembre 1995.
[5] PEREC G., W ou le souvenir d’enfance, (1975 Denoël), Imaginaire Gallimard, Paris, 1993 réédité en 2006, p. 17 et p. 63.
[6] PEREC G., W ou le souvenir d’enfance, (1975 Denoël), Imaginaire Gallimard, Paris, 1993 réédité en 2006, p. 53 et p. 62.
[7] PEREC G., La vie mode d’emploi, (1978), Le livre de poche, Paris, 2004, p. 578.
[8] PEREC G., W ou le souvenir d’enfance, (1975 Denoël), Imaginaire Gallimard, Paris, 1993 réédité en 2006, p. 56-57.
[9] CAVALAN Y., Bartleby ou l’humanité en question, intervention prononcée à la Journée du Collège Clinique de l’Ouest le 19 mai 2001, publiée dans les Actes, publication interne du CCO et des Forums du Champ Lacanien de Rennes.
[10] Ibid, La vie mode d’emploi, p. 580.
[11] MESSINA A. da, El Condottieri (1475) – Peinture sur bois 0,35X0,28cm(détail) – Musée du Louvre – Paris : http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=13724
[12] PEREC G., W ou le souvenir d’enfance, Op., Cit., p. 145-146.
[13] PEREC G., W ou le souvenir d’enfance, (1975 Denoël), Imaginaire Gallimard, Paris, 1993 réédité en 2006 p. 98-99.
[14] PEREC G., 53 jours, Paris, Gallimard « Folio », 1993, p. 38.

Email de l’auteur : roger.merian@wanadoo.fr