Saint Brieuc (03/10/2020)
« Entre les murs…laissez-moi parler »

Travail sur la présentation de malade de J. Lacan à Ste-Anne du 20 janvier 76, par Sylvie Le Flohic, Soizic Garnier Maleuvre et Véronique Le Hir.

« Entre les murs…laissez-moi parler ». « Cela suffit […] écartez-vous de moi, ne bougez pas, ne me touchez pas, ne dites rien, laissez-moi parler sans m interrompre, ni me demander toujours d’où provient ceci ou cela ! » tels sont les mots qu’adresse Emmy Von N. à S. Freud en 1889 qui, en se pliant à la demande de la patiente, inaugure la règle fondamentale de la cure analytique : l’association libre.Mais pour que quelque chose d’une parole s’entende, il y faut, nous dit J. Lacan, « les esgourdes appropriées [1]». Au fil de ses présentations, il s’appliquera ainsi à offrir aux malades de Ste Anne des oreilles qui fassent résonner leurs dits. L’inconscient : son inapparence transforme une parole en une autre, un sens en un autre, un son en silence, un silence en son… Entendre les dits dans ce qui ne se dit pas, ou se dit de travers, ou se dit sans se dire, se déplace, se contient, se retient, se répète… Ecouter cette parole qui dans sa racine même contient l’idée de la foudre, du tonnerre et du trait qui transperce le corps, « des mots qui font mouche », qui restent inscrits, mécanismes de formation du symptôme au joint de la parole et de la chair. Ce qui opère dans la psychanalyse, c’est le traitement par la parole d’un symptôme qui concerne le réel du corps et la jouissance.

Derrière les murs de l’asile, J.Lacan laisse la parole à ceux qui trouvent là à s’abriter de la dérégulation de leur vie sociale; désarrimés de l’Autre et confrontés aux effets délétères du hors discours. Il nous convoque au pied du mur du langage, « Nous y sommes à notre place, c’est-à-dire du même côté que le patient, et c’est sur ce mur, qui est le même pour lui et pour nous, que nous allons tenter de répondre à l’écho de sa parole. ». Dans ce temps où la « raison » résonnera… Qu’est-ce à dire ? Si la raison, le raisonnable, s’inscrit dans l’Autre comme historiquement daté, le « réson [2]»  que J. Lacan invente désigne ce qui depuis le corps et sa jouissance se répercute d’écho dans le signifiant, ce n’est pas le sens ; c’est bien pour cela que J. Lacan a fabriqué son objet a . Dans « Je parle aux murs », il nous invite à entendre la parole de « réson » afin qu’à cette occasion la parole ait chance de produire un dire inédit .

Quand J. Lacan parle entre les murs de Sainte Anne, dans le début des années 1970, il s’adresse aux psychiatres et aux tenants de l’antipsychiatrie pour qui la folie doit sortir des murs de l’asile. Il en prend le contre-pied : les murs dont il parle ne sont pas ceux-là mais bien les murs entre lesquels le sujet se parle et parle aux autres. Le futur dans lequel nous sommes ne peut que lui donner raison. Aujourd’hui, les murs se sont refermés sur la folie réduite à ses troubles et « camisolée [3]» ; le patient ne parle plus, il est parlé.

Nous continuerons à apprendre des « leçons » de J. Lacan en poursuivant notre travail autour des présentations de malades.

Nous interrogerons aussi les conséquences de ces temps récents pendant lesquels chacun était invité à rester « entre ses murs ». « Entre ses murs », les mêmes pour tous… rassurant pour certains se logeant sous un signifiant commun mettant ainsi à distance les affres du désir, allégeant d’autres du poids de la logique du toujours plus et de sa course folle à la compétition, à la productivité mais temps mort aussi très angoissant pour qui s’est mis à « tourner entre ses murs » sans pouvoir en sortir, une jouissance que plus aucun habitus ne vient border et qui ne peut s’adresser. « Entre ses murs » : chaque sujet a eu à y répondre de façon singulière, du supportable à l’insupportable.

Et, en ces temps-là …pour la psychanalyse ? Rester enfermé n’a pas empêché la parole de quelques-uns de se frayer un chemin via le téléphone, via les écrans. Voix et regard pouvaient y être convoqués ; l’important était que quelque chose se dise et que, de ce quelque chose qui avait à se dire, quelque chose puisse être entendu… Après cette expérience de paroles inédite et cette étrange intemporalité, la question du corps (son statut, sa place, du côté de l’analysant, de l’analyste) anime aujourd’hui la psychanalyse. La rencontre des corps, « la confrontation des corps » écrit J. Lacan, est-elle indispensable au travail analytique ?La parole elle-même sera-t-elle « marquée » de ce point de réel auquel les sujets se sont « cognés » ? Y aura-t-il un « avant  », « pendant » et « après »? La parole est-elle devenue plus nécessaire ? Reste-t-elle contingente ? « Il est encore trop tôt pour pouvoir dire quelque chose de ce réel qui nous touche sans avoir la temporalité de l’après-coup. [4]»

Nous prendrons le temps d’une journée pour mettre au travail ces questions et partager des situations cliniques avec tous ceux qui ont continué à travailler dans les institutions. Comment chacun, de sa place, a accueilli, dans sa singularité, la parole des sujets dans ces temps de pandémie ?

Des murs de l’asile au repli « obligé » « entre ses murs », quelle mise en jeu de la subjectivité et de la jouissance des corps parlants puisque, si « La science gagne sur le réel en le réduisant au signal […] Le réel à quoi l’analyse s’affronte est un homme qu’il faut laisser parler. [5]» ?

Joëlle Derrien et Sandrine Lespagnol

[1] LACAN J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, (1971-1972) 2011, p.91

[2] Ibid, p.92-93

[3] COUPECHOUX P., « Psychiatrie, le temps des camisoles », Le monde diplomatique, mars 2020

[4] GOMEZ C, « La transmission aux temps du choléra-virus » dans Mensuel n°143, Paris, EPFCL, 2020

[5] LACAN J., « Discours de Rome », 1953, dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.137

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  • Date(s) : 03/10/2020
  • Horaires : 14h30 - 17h00
  • Lieu : Caramel et compagnie 3 boulevard Carnot Saint Brieuc