Intervention prononcée dans le cadre de la journée de clôture du CCPO, le 8 juin 2024 à Rennes sur le thème : Délire, fantasme, réalité
« Il y a le possible, cette fenêtre du rêve ouverte sur le réel. »
Victor Hugo in William Shakespeare, 1864
En introduction, cette phrase de Victor Hugo, où Réel est à entendre comme réalité d’un point de vue lacanien. Le point de vue… celui qu’offre une fenêtre, mais un point de vue c’est aussi une opinion, un parti-pris, une croyance et même une certitude. D’où cette question : comment nous, humains, allons-nous construire et appréhender le monde dans lequel nous vivons ? Comment cette expression populaire : « il a vu ça de sa fenêtre », visant avec mépris la partialité d’une opinion, devient irrémédiablement la position de chacun, qui voit mais regarde à sa manière ?
C’est la leçon du 11 mai 1966 du Séminaire XIII, L’objet de la psychanalyse[1], qui me servira de support. Cette leçon, elle fait partie de mon décor, elle traîne sur mon bureau depuis des années, elle est même partagée avec un ami, véritable adorateur du tableau Las Meninas de Velázquez[2], débattue mais pas franchement travaillée. Elle m’attendait en quelque sorte pour qu’enfin je puisse en dire quelque chose. Nous y voilà.
Cette leçon est une démonstration logique faite pour démontrer l’objet a et sa place fondamentale en analyse. Lacan va ainsi démontrer que la division subjective est à supporter par l’analyste et qu’à ce titre la position de savant est contre-productive. Au début de cette séance, il introduit la question avec cette phrase : « Le savant sait quelque chose ou bien il ne sait rien ; dans les deux cas, il sait qu’il est un savant[3]. » Outre la question du narcissisme et de la place à prendre, Lacan pose une notion fondamentale : il y a savoir, donc il y a savant. Il poursuit son développement en insistant sur le fait que le statut de savant peut empêcher la construction de son savoir, dans le sens où la remise en question se fait plus difficile par le fait même qu’il sait, suggérant ainsi un plus rien à apprendre et donc à entendre. Je cite Lacan : « Le savant savante dans des endroits désignés, et on ne va pas regarder de plus près si son savantement à partir d’un certain moment se répète, se rouille, ou même devient pur semblant de savanterie[4]. » Lacan insiste sur le côté bien commode de celui qui sait, position plébiscitée par la société afin de promouvoir une certaine stabilité, visant par extension à garantir la stabilité du sujet. Or Lacan l’assure, si la psychanalyse permet la remise en question du sujet, c’est qu’elle aborde la question par un autre départ. Le remaniement du savoir se fera au nom de la vérité, et avec la rencontre d’une vérité particulière « qui se pose et se propose comme étrangère au savoir[5] ». A noter que ce mécanisme ne s’enclenche qu’à partir de la demande, qui par un phénomène de discordance va ensuite pouvoir ouvrir la question du désir.
L’expérience analytique pour Lacan introduit « le biais du désir au cœur même de la fonction du savoir[6] ». S’ensuit une notion essentielle : « Nous ne pouvons le faire sur le fondement de statut de la personne, qui, en fin de compte, est ce qui a dominé jusque-là la vue philosophique qui a été prise du rapport de l’homme à ce qu’on appelle le monde, sous la forme d’un certain savoir[7]. » Le sujet n’est pas ex-nihilo ; il fait partie d’un monde qui lui a été transmis, en premier lieu par le biais du langage, mais surtout dans une première forme de rapport à l’autre, celui pris dans le rapport spéculaire. S’appuyant sur le cogito ergo sum de Descartes, Lacan reformule : « Je pense… pensant je suis. Mais je suis ce qui pense, et penser « je suis » n’est pas la même chose que d’être ce qui pense[8]. », formule analogue au je pense là où je ne suis pas, qui met en avant la division du sujet parlant et la dimension de l’inconscient.
Dans ce texte, la question n’est pas moins la mise en exergue de la division du sujet que de savoir comment l’entendre. Lacan fait le lien avec la position des analystes, qu’il somme de ne pas oublier « qu’au moment de savoir, ils sont dans une position divisée[9] ». Cette division, Lacan l’illustre par le biais de la perspective et du second point de fuite, « à savoir le rapport de la division du sujet à ce qui spécifie dans l’expérience analytique la relation proprement visuelle au monde, à savoir un certain objet (a)[10] ».
Pour parvenir à donner une consistance à l’objet (a), donc à illustrer le manque, Lacan va prendre appui sur la logique de la perspective qui opère dans la peinture. En résumé, Lacan introduit la dimension structurale à partir de différents plans : le sol perspectif, le profil du tableau (plan qui coupe perpendiculairement le sol perspectif) et un troisième plan parallèle au sol, le point œil du sujet, qui coupe le tableau sur une ligne d’horizon. Sur cette ligne d’horizon, nous pouvons choisir n’importe quel point comme centre de la perspective. C’est « en fonction de l’œil de celui qui regarde que l’horizon s’établit dans un plan-tableau[11] ». L’incidence dans la perspective de la distance de ce point S au plan du tableau est appelée l’autre œil. La démonstration projective de Lacan lui sert à mettre en évidence deux points sujets : l’un, point quelconque sur la ligne d’horizon, l’autre, point d’intersection de la ligne fondamentale avec le sol projectif, qu’il nomme le point à l’infini.
Un peu rude la démonstration, mais Lacan avertit que cette démonstration logique n’est autre que la mise en évidence de la relation du sujet dans le fantasme, soit la relation du sujet à l’objet(a). Je le cite : « Ce sujet divisé est soutenu par une monture commune, l’objet(a), qui est à chercher en un point où bien entendu il tombe, il s’évanouit, sans ça ce ne serait pas l’objet(a)[12]. » et de rajouter l’objet (a) est ce qui supporte le point S. Ce qui est élidé sur le schéma et qui pourtant existe toujours, c’est la fenêtre. Cette fenêtre, c’est ce qui perce le mur, le plan. C’est ce qui offre une perspective singulière à chacun sur le monde, ce que Lacan nomme le rapport structural du sujet au monde. Lacan définit la fenêtre comme ce quelque chose de troué dans cette structure, qui permet précisément que s’y introduise l’irruption d’où va dépendre la division du sujet. D’ailleurs, le poinçon de l’écriture du fantasme fondamental ne figure-t-il pas le cadre de cette fenêtre ?
Fenêtre, fente des paupières, entrée de la pupille, ou chambre noire, Lacan pose son illustration par le tableau emblématique de Velázquez, Las Meninas.
Le choix de ce tableau est fait pour illustrer vision et regard. A la différence de la vision, le regard, ou pulsion scopique, met en scène l’objet(a). Lacan va préciser quelque chose d’essentiel au niveau de la pulsion, qu’il nomme aller-retour du sujet au sujet, en précisant que le retour n’est pas identique à l’aller. Ainsi, conformément à la structure de la bande de Moebius, qui passe par son envers, il faut deux tours pulsionnels pour que quelque chose soit accompli, marquant ainsi la division du sujet et la présence de l’objet(a).
Pour Lacan, la présence du tableau dans le tableau met en acte la fonction du regard. Deux éléments fondent cette position : le peintre est représenté au milieu de ce qu’il peint, et une toile retournée sur un chevalet demeure au premier plan. Lacan précise que ce tableau retourné, tel une carte retournée sur une table de jeu, « elle est là vraiment faite pour vous faire abattre les vôtres[13] ». Ce tableau implique une réponse de votre part, il vous somme de répondre et c’est à ce titre qu’il « subjugue », selon Lacan. Le tableau dans le tableau convoque quelque chose de caché, construit au moyen des règles de la perspective. Il interpelle car quelque chose manque.
La vision renvoie au spéculaire (aller-retour) ; les lois de vision sont celles du miroir. Le regard, lui, renvoie à ce qui dans le visible échappe au visible, (deux allers-retours avec une torsion) et de ce fait constitue l’objet(a). Las Meninas crée le sentiment d’une présence invisible. A y regarder de plus près, nous observons l’absence d’interaction entre les personnages (sauf Maria Augustina qui regarde l’infante) ; Velázquez a un regard songeur, un peu dans le vide. Il nous manque également la vision de la toile sur le châssis. Ce mouvement du retrait de la vision a pour but de solliciter le regard. La perspective permet de se laisser attraper sans trop d’angoisse. Au départ, elle nous trompe en donnant l’illusion de la réalité, celle du couple royal que nous apercevons encadré sur la ligne d’horizon. Deux possibilités : soit le champ de la vision s’exerce, instaurant la réponse, ainsi le couple royal est reflété dans le miroir du fond, soit, en prenant son temps, le regard s’exerce et la captation du tableau instaure l’énigme et l’envie d’en savoir plus. Cette phrase de Lacan : « L’œuvre d’art est à usage interne[14]. » vaut pour l’artiste qui la conçoit, mais également pour le spectateur qui se donne le temps de la regarder. L’énigme est représentée dans ce tableau de Velázquez et Las Meninas nous attrape plus que tout autre.
A chaque énigme ses tentatives de réponse, mais qui selon Lacan ne sont juste que des tentatives désespérées d’appréhender l’obscur désir de l’Autre. Questions vaines selon lui, car la réponse ne viendra pas du peintre. Il l’a fait et c’est là. D’ailleurs, sa position dans le tableau signe pour Lacan sa position de peintre, sorte de « Je peins donc je suis[15] ». Velázquez ne peint aucune réalité ; il peint l’acte de peindre. Il est représenté dans un moment d’arrêt et de scansion ; il peint un moment où il ne peint pas, mais où son regard devient notre actualité, notre réalité de l’instant.
A ce titre, ce tableau fait acte. En valent pour preuves tous les travaux entrepris pour son interprétation, dont les plus connus : les toiles de Picasso de 1945, le livre « Les Mots et les Choses » de Michel Foucault, une pièce de théâtre et une série de tableaux de Dalí nommée Les Ménines revisitées, dont celle que je trouve la plus fameuse : Le nombre secret de Velázquez, qu’il exposera en 1960 à New York.
Les personnages sont remplacés par des nombres : le peintre Diego, le personnage du fond Nieto et le châssis font place au 7, chiffre qui dans la numérologie symbolise les énigmes de la vie, les mystères non résolus et la quête de vérité. Dalí a bien repéré que l’énigme se situait entre ces trois représentations et admet que le châssis a valeur de personnage. Les deux religieux sont marqués 6 et 9, provocation Dalinienne. Les autres reprennent la forme des corps visibles, assurant ici leur statut de pures représentations. En 1976, dans son texte Eureka, Dalí écrit : « Depuis l’impressionnisme, toute l’histoire de l’art moderne tourne autour d’un seul objet : la réalité. Ce qui peut conduire à se demander : Quoi de neuf, Velázquez[16] ? » Il semblerait avoir bien regardé et rejoint à sa façon le point de vue lacanien. Car Lacan ne se satisfait pas de l’interprétation la plus courante de cette toile, partagée par Foucault et Picasso, qui serait que Velázquez peint le Roi et la Reine, dont le reflet apparaît dans le cadre du fond (cadre qui est posé sur la ligne projective), cadre qui aurait valeur de miroir.
Je me permets de vous montrer une œuvre de Joke, artiste vivant, qui reprend les classiques de la peinture (le cauchemar de Füssli, les bains de Ingres, les mangeurs de pommes de terre de Van Gogh) sur un versant plus subversif. Il s’agit de la commande privée d’un ami, inconditionnel des Ménines, commande réalisée pour son mariage. Logiquement, ils sont représentés, lui et son mari, dans le cadre du fond. Le tableau ainsi représenté devient donc une réponse et non plus une énigme.
L’interprétation de Lacan va, elle, viser à faire consister l’énigme. L’option de la perspective est son parti pris pour rendre compte de la structure du sujet, qui diffère de celle du Moi et dont la dimension est annoncée par l’écran du châssis. C’est pour Lacan une histoire de Vorstellungrepräsentanz[17], représentant de la représentation, et donc l’idée que la réalité ne peut passer que par une représentation. La taille de la toile montre que c’est cette toile qui représente le tableau que nous avons devant nous. Nous avons dans ce tableau la représentation de ce tableau comme réalité. Velázquez peint Las Meninas (à noter que le nom du tableau a été donné par d’autres à une date ultérieure). Le tableau dans le tableau est celui que nous voyons. Ainsi les personnages ne sont pas représentés, ils sont en représentation. Pris un par un, aucun ne représente rien ; c’est la représentation de l’ensemble qu’ils assurent. Velázquez figuré dans le tableau est représenté peignant le tableau, incarnant ainsi le regard comme objet insaisissable, invisible, qui se déplace dans le champ du visible. C’est ce processus qui crée l’énigme.
Pour y accéder, il faut aller au-delà de la vision et pour cela faire le second tour du tableau, ce qui pour Lacan s’exprime par un « Fais voir[18] ! » Faire voir, au-delà de ce que nous voyons : les personnages, le châssis, le point de fuite. Le montage perspectif est essentiel : les lignes de perspective convergent vers une porte au fond lumineux, et le point de fuite est sur ce personnage qui sort. Ce à quoi on pourrait également objecter qu’il entre, mais c’est la position de ce personnage qui est importante, car lui, il a vue sur le châssis, et, fort de sa connaissance, il peut sortir et quitter la scène.
Le premier tour est donc de voir ce que ce regard regarde et la première réponse est : c’est nous, les spectateurs. Les lois du visible sont toujours celles du spéculaire. Ainsi la vision de ce tableau propose le miroir du fond où figurent le Roi et la Reine.
A l’opposé du miroir, Lacan propose la fonction de la fenêtre, la place vide, que le peintre va remplir. Le Roi et la Reine sont en position de regarder ou d’épier, peut-être derrière une vitre à grillage ou une glace sans tain, mais en position de tout voir. Position analogue au Dieu de Descartes, dit Lacan, celle « qui atteste que dans tout ce que nous voyons rien ne trompe, à cette seule condition que le Dieu omniprésent, lui, s’ y soit trompé[19] ». La présence du couple royal est uniquement symbolique, attestant de la réalité de la scène. Pour Lacan, Roi et Reine sont une présence symbolique, un représentant du symbolique, ils ne peuvent être représentés dans un miroir du fond, car ils sont représentés à la même échelle que le personnage qui sort. Or, si on suit les lois de la perspective, dans ce supposé miroir, ils devraient être à peu près deux fois plus petits.
Tableau, fenêtre et miroir ont en commun d’avoir une surface limitée. Le miroir c’est l’expression des intuitions, le monde de la représentation, là où le champ optique peut se conjuguer avec le faire. Le tableau est le représentant de la représentation dans le miroir, c’est le mode par lequel le peintre s’inscrit comme sujet, sujet désirant qui se place dans le tableau. J’y verrais la version graphique de la représentation du sujet parlant, à savoir un signifiant pour un autre signifiant, qui aboutit sur un je suis ce que je suis : Velázquez représenté par lui-même.
Avec ce tableau, Lacan vient montrer ce qu’il en est de l’illusion de Sujet Supposé Savoir, qui est maintenue par le mécanisme qu’offre la vision, c’est-à-dire une réponse immédiate. La perspective construit le regard, c’est-à-dire un au-delà de la vision, qui instaure un écran entre le sujet et le monde, une fenêtre qui vient créer l’espace et la dimension de l’infini tout en le contenant. Le miroir, c’est la captation de l’Autre, la fenêtre, la structuration du fantasme.
Ainsi, comme Velázquez, le psychanalyste crée l’illusion de la réalité en instaurant le Sujet Supposé Savoir, et en même temps donne la réalité de l’illusion avec la dimension de l’objet(a). L’objet constitue l’ouverture dans le plan de vision, celle qui interrompt la relation spéculaire : ouvrir les yeux, c’est se constituer sa propre fenêtre. La fenêtre a une structure de cadre, qui permet d’envisager la dimension de l’infini sans trop d’angoisse. L’action de l’analyste n’est pas celle du rapport spéculaire ; sa position de présence/absence permet de faire apparaître la dimension du Réel. Comme dans Las Meninas, son but n’est pas de tout voir mais de faire apparaître l’énigme en se constituant lui-même comme le support de l’illusion. A ce titre, Las Meninas peut donc être considérée comme une illustration de la division subjective dans l’expérience analytique.
En conclusion de la séance, Lacan va subtilement introduire la place de l’écran de télévision :
« Qu’en opposition, polairement à cette fenêtre où le peintre nous encadre, et comme en miroir, il nous fait surgir ce qui pour nous sans doute ne vient pas à n’importe quelle place, quant à ce qui se passe pour nous des rapports du sujet à l’objet(a), l’écran de télévision[20]. »
Déjà Lacan s’interroge sur le pouvoir des écrans, d’où mon titre Windows, fenêtres, mais aussi le nom du premier « système d’exploitation » (sic…) de notre période connectée. Windows est donc la fenêtre sensée nous proposer le monde à sa façon, de façon virtuelle. Au service du discours capitaliste, c’est l’objet à portée de clic. Internet est une révolution, la connaissance à portée de tous, mais également la jouissance à portée de tous, le fantasme préfabriqué. Peut-être l’omniprésence de la vision qui empêche le regard. La saturation du désir par l’image, mais aussi l’omniprésence des sachants, signifiant qui remplace savants, proposant protocoles à foison pour qu’enfin ce monde tourne rond. Et c’est bien le problème, ce monde qui tourne sur lui-même et que nous retrouvons dans l’écriture topologique du discours capitaliste.
Alors, est-il encore possible d’y voir de sa fenêtre, là où la société prône l’uniformisation des pratiques afin d’obtenir la solution pour tous ? Pour ma part, je dirai combien l’expérience du divan reste une expérience subversive face au monde actuel et au discours capitaliste. Aujourd’hui, exercer la psychanalyse, ou tout simplement s’orienter de son discours, c’est nager à contre-courant. A la Vérité se substitue la perte, à l’idéologie narcissique, la castration. C’est l’absence du tout qui garantit le discours de la psychanalyse, et c’est aussi par ce biais que le symptôme y trouve sa place. En toute logique, l’absence de fixité permet une liberté de mouvement, donc, à défaut d’une guérison (au sens de disparition du symptôme), la psychanalyse peut garantir du changement. La question de la pérennité de notre pratique réside à mon sens dans le fait de maintenir notre subversion, de résister au chant des sirènes, celui de la Vérité-toute, qui en ferait presque oublier que le prix à payer est la vie. Pas la vie organique, mais la vie amputée du désir.
Aujourd’hui, même les psychanalystes seraient tentés par la conformité ; j’en veux pour preuve les interrogations sur les diverses certifications type Qualiopi. Véritables usines à gaz d’emblée rejetées par presque tous, nous y voyons à présent les raisons de notre mise à l’écart. Notre certification à nous, c’est l’apologie de la singularité et la garantie que l’Un n’empêche pas l’autre (encore une expression populaire que nous pouvons réécrire à la lumière de Jacques Lacan). La psychanalyse aboutit sur les « épars désassortis[21] ». Renoncer à notre discours, c’est de toute façon nous condamner. Si certains trouvent encore les moyens (et j’y inclus les moyens financiers) d’avoir envie que cela les regarde, notre devoir est de continuer à garantir cette place anticonformiste. De toute façon, se con-former est littéralement une orientation imbécile. Ce qui m’a fait sourire, c’est que j’ai eu l’opportunité de lire des exemplaires de la revue l’Âne, et notamment le numéro 5, de mai 1982, où l’État fait une offre aux psychanalystes, déplorant la ségrégation (honteuse) que la psychanalyse devait affronter jusqu’alors, et affirmant qu’il était maintenant une nécessité absolue de pouvoir l’intégrer au CNRS, afin de lui garantir une scientificité. C’est l’âge d’or de la psychanalyse, les années 70-80. « Quelle offre ! », me direz-vous, là où, quarante ans plus tard, nous sommes classés comme pratique non recommandée par les ARS… Six psychanalystes s’autorisent un avis : Miller est à fond, Jean Laplanche beaucoup moins : « La pratique psychanalytique doit se garder d’être reconnue par les pouvoirs publics, et je souhaite qu’elle reste marginale. Non pas seulement vis-à-vis des organismes officiels, mais aussi des associations […] Une psychanalyse est un processus singulier et a-normatif. Je ne conçois pas que ses buts soient fixés et contrôlés par une association[22]. » Et un peu plus loin : « La pratique psychanalytique perdrait son âme à chercher une reconnaissance[23]. »
Je terminerai par la citation de Fernand Deligny, qui ouvre le superbe film Sur l’Adamant de Nicolas Philibert, et qui démontre que le soin psychique ne cesse de s’inventer à la lumière de ceux à qui il s’adresse. Je vous le cite : « Et surtout, n’oubliez pas les trous. S’il n’y a pas de trous, où voulez-vous que les images se posent ? Par où voulez-vous qu’elles arrivent[24] ? »
[1] LACAN J., Le Séminaire Livre XIII, L’objet de la psychanalyse, http://staferla.free.fr, p.202.
[2] VELAZQUEZ Diego, Prado, Madrid, 1656.
[3] LACAN J., Le Séminaire Livre XIII, L’objet de la psychanalyse, op. cit., p.202.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p.203.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p.204.
[12] Ibid., p.206.
[13] Ibid., p.208.
[14] Ibid.
[15] Ibid., p.213.
[16] RUIZ Carmen, Centre d’Études Daliniennes, Girona, 2000.
[17] LACAN J., Le Séminaire Livre XIII, L’objet de la psychanalyse, op. cit., p.210.
[18] Ibid., p.210.
[19] Ibid., p.213.
[20] Ibid., p.214.
[21] LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.573.
[22] LAPLANCHE J., revue l’Âne n°5, Seuil, 1982, p.13.
[23] Ibid.
[24] DELIGNY Fernand, à propos de son film « Le moindre geste ».