Margaret Little et la position dans le transfert

Article paru dans la revue PLI n° 8 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest) à partir d’une intervention au séminaire de l’EPFCL à Rennes sur « L’Acte analytique » durant l’année 2012-2013.

Dans le Séminaire L’Angoisse, Lacan veut définir l’objet a, dont les contours viennent d’emblée interroger la conduite de la cure au travers de la demande et du maniement de la coupure. Le transfert conditionne la question de l’objet, la place vide est visée puisque la « coordination de l’objet avec son manque nécessaire, c’est là où le sujet se constitue au lieu de l’Autre. »[1] Le transfert n’est pas seulement reproduction. A la question centrale que se pose le sujet concernant le manque, se joignent les coordonnées de l’amour, car, nous dit Lacan, c’est avec ce manque qu’il aime. L’angoisse nous conduit à l’objet, car il n’y pas de défense contre l’angoisse, mais elle est le signe de la défense contre « un certain manque ».  « Le maniement du manque » [2] se traduit autour de ce qui se joue avec l’objet a et la coupure.Pour préciser ces points centraux dans la cure, Lacan les illustre d’articles de psychanalystes anglo-saxons.

Lacan et Margaret Little

Lacan a déjà commenté l’article de Margaret Little (publié en 1951 dans l’International Journal of Psychanalysis) dans le Séminaire 1,les écrits techniques de Freud, pour critiquer « le piège du contre-transfert » qui donne une fonction à l’égo du psychanalyste. Cette analyste, par ses interventions, donne une grande place à la personne de l’analyste ignorant la question d’un tiers symbolique. Cependant, Lacan s’intéresse à la façon dont elle s’engage, même si elle se méprend dans la position qu’elle devrait tenir. Dans la leçon du 30 janvier 1963, il dit que « si elle s’y était avancée (dans la définition si problématique du contre-transfert), c’était, mathématiquement, dans l’erreur » (Il fait allusion ainsi à son père mathématicien), mais il reconnait qu’elle est «  aussi expérimentée que brûlante d’authenticité » et qu’elle fait « preuve d’une remarquable lucidité. ». Il est indulgent, parce qu’il considère comme le commente C Soler « qu’aucun témoignage d’analyste ne peut être complètement récusé »[3].

Qui est Margaret Little ?

Margaret I.Little (1901- 1994) fait des études de médecine, sans désir d’être médecin, (solution qu’elle prend pour échapper à sa mère), puis deux dépressions  entre 1920 et 1930 dont elle se sort seule.[4]Elle commence une première analyse avec un thérapeute jungien de 1936 à 1938 ; elle était à l’époque médecin généraliste.

Puis elle rencontre Ella Sharpe en 1938. Lors de la première rencontre, elle est en proie à une hallucination « je la vis dans une espèce de brouillard gris, comme une araignée dans la toile qu’était ses cheveux »[5]. Elle s’enfuit puis revient en 1940 car elle se trouve trop déstabilisée par l’implication auprès d’un de ses patients. Elle est habitée dit-elle par une « peur terrible de dissolution absolue. »L’analyse s’interrompt en mai 1947 à la mort brutale d’Ella Sharpe. En avril 1947, elles s’accordent pour mettre fin à l’analyse après l’été, E. Sharpe considérant qu’elle arrivait à un point où «cela n’a pas de sens d’analyser pour analyser »[6] ; fin d’analyse qui peut nous sembler peu conceptualisée. Mais E.Sharpe décède au mois de mai, avant donc cette fin programmée. Dans son dialogue avec Robert Lang et son article « mon analyse avec Winnicott », M. Little critique vertement l’analyse faite avec E. Sharpe, qui, selon elle, n’a pas su voir « sa psychose de transfert »,  et s’est évertuée à interpréter « en termes de conflits intrapsychiques liés à la sexualité infantile »,[7] alors que pour elle la question  est d’abord celle  de son « identité » : être « une vraie personne et non pas personne. » Elle lui reproche aussi d’avoir interféré dans le deuil de son père, et d’avoir entretenu un amour de transfert qui ne lui autorisait pas à aimer qui que soit d’autre. Ainsi la mort soudaine d’E. Sharpe a rendu son analyse interminable. Du deuil non fait du père, elle passe au deuil impossible d’Ella Sharp. La question du deuil va rester centrale dans sa vie et  son œuvre. Nous y reviendrons.

Elle reprend ensuite une analyse avec Winnicott en 1949, à l’âge de 48 ans et 16 ans après avoir demandé une première aide psychiatrique. L’une des premières séances fut une source d’angoisse telle, qu’elle s’attaque à un grand vase de lilas blancs qu’elle brise et piétine[8] ; la réponse de Winnicott est : « j’aurais dû m’attendre à ce que vous le fassiez. » et il remplace le vase par une réplique. Elle tombe ensuite dans un état tel que Winnicott doit la faire hospitaliser en psychiatrie, suite à quoi, il lui rend visite très régulièrement. Elle trouve chez Winnicott une « ambiance de contention, l’analyste se conduisant comme une good-enoughmother. (Il pouvait lui tenir les mains dans les siennes toute la séance…) Elle dit ainsi :   « Grâce à son maintien (holding) fiable et à son acceptation d’une relation directe, je commençais à faire confiance à D.W, et à découvrir une continuité et une sorte de situation de nourrissage réciproque. »[9] (Expressions qu’elle puise dans la théorie de D.Winnicott).

La conception de D.Winnicott concernant l’analyse est le renforcement du Moi, jusqu’à ce que le Moi du patient devenu indépendant, puisse afficher ses caractéristiques individuelles et tenir pour acquis le droit d’exister pour lui-même. Il s’appuie sur les théories de l’egopsychology, dans lesquelles le concept de contre-transfert prendra tout son essor.

En 1957, la fin d’analyse avec Winnicott se termine sur un « soyez vous-même ! » C’est d’ailleurs suite à cela que M. Little ajoutera à son nom le I. de Isabel, son deuxième prénom, mais qui est aussi le I en anglais. D’après son récit, elle avait écarté ce second prénom pour essayer de se défaire du sobriquet « d’égocentrique ».[10]Dés 1945, M. Little, qui est analyste, devient membre de la Société Psychanalytique Britannique, puisqu’elle avait demandé à être en didactique lorsqu’elle était chez E.Sharpe. En 1950, elle écrit un article : « Le contre-transfert et la réponse qu’y apporte le patient ». Lacan en fait une première lecture en 1954, dans le Séminaire 1, mais il se trompe et prononce le nom d’Annie Reich, alors que c’est bien de l’article de M. Little dont il est question. Elles ont l’une et l’autre des positions totalement opposées concernant le contre-transfert.

Pour Annie Reich, « le transfert des patients n’est possible que si l’analyste reste neutre et ne répond pas à l’émotion des patients, que s’il réussit à supporter l’amour, l’agression, l’adulation, la tentation, la séduction, sans s’émouvoir, sans préjudice ni contrariété. »[11]. Elle ne nie pas les effets, mais considère que l’on en fait une surestimation. Elle prône une empathie où la position de l’analyste est d’être non encombré de son fantasme et des résistances, du fait de sa propre analyse (utopie !), contre le contre-transfert qui est pour elle un acting-out.

Pour M. Little, au contraire, le traitement ne réussit que si le patient peut percevoir un analyste qui se manifeste. Et, très marquée par son expérience avec Ella Sharpe, elle va élaborer une conception de la position de l’analyste, qu’elle représente par la lettre R : La Réponse totale de l’analyste aux besoins du patient. Ce qui fait dire à Lacan, non sans ironie, « il n’y a  pas que moi qui me serve de lettres ».[12]
La dénomination de sa conception laisse déjà entrevoir que la question du manque, qui est au cœur des leçons du Séminaire L’angoisse, est quelque chose de méconnu pour M. Little.

Little dans les leçons du Séminaire L’angoisse

Le 30 janvier 1963 Lacan reprend les articulations concernant le manque, sa fonction, son repérage dans la clinique. Le manque ne peut se constituer qu’à partir du symbolique, à partir du jeu des signifiants pour le sujet. Si la dimension du manque apparait dans la cure, l’intervention de l’analyste nécessite un changement de discours, une coupure. Cependant, elle ne peut être mise en œuvre à n’importe quel moment. Pour l’illustrer, Lacan nous propose de lire le cas Frieda de M. Little.

Frieda fut pour M. Little une patiente difficile ; elle l’a reçue une dizaine d’années. Cette femme d’origine allemande, venue s’installer en Angleterre avec son mari, avoue progressivement son caractère impulsif et sa kleptomanie. M. Little note que toutes les interprétations qu’elle lui fait sont « dénuées de sens pour elle »[13], jusqu’au jour où la patiente arrive en séance défigurée de chagrin : Ilse est morte. L’analyste n’avait jusqu’alors pas mesurer l’importance de cette Ilse, une amie de ses parents pour qui elle a eu le sentiment de compter.

Little tente diverses interprétations sans effet. La patiente reste cinq semaines dans un état critique de détresse aigüe, inquiétant fortement M. Little qui sent que la vie de cette dernière est en danger, jusqu’à ce qu’elle lui dise « qu’elle éprouvait de la peine avec elle et pour elle, dans la perte qu’elle avait subie. »[14]. Cette interprétation lui fait entendre « qu’il y avait une personne pour qui elle pouvait être un manque. »[15] Cette greffe, ce « marcottage » comme le nomme Lacan dans cette leçon, permet à la place du manque de s’ouvrir. Mais cette intervention ne prend sa dimension que dans la coupure, et non pas tant dans le fait que le sentiment soit positif.

Ainsi ce sujet kleptomane désigne par ses vols la place du désir, le manque que la mère n’a jamais laissé émerger chez elle. M. Little avait d’ailleurs remarqué que les vols reprenaient dès que la mère s’approchait trop de la patiente. Lacan nous dit que cela vise à montrer un objet ravi,  « qu’il y a quelque part un autre objet, le mien, le a, qui mériterait qu’on le considère, qu’on le laisse un instant s’isoler ». De même cette patiente n’avait pu faire le deuil de ce père admiré, car pour ce père elle ne pouvait « d’aucune façon représenter quelque chose qui ait pu, sous quelque angle que ce soit » lui manquer. Ce qui illustre cette phrase de  Lacan : « nous ne sommes en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons nous dire J’étais son manque. »[16]

Avant d’en suggérer la lecture à ses élèves, Lacan commente la suite de la cure de la patiente, pour illustrer comment les avancées se font, en dépit de toutes les interprétations habituelles de M. Little, plutôt lorsqu’elle lâche prise, parce que ces interventions viennent faire coupure dans la chaîne signifiante.

Une première intervention se présente : la patiente ressasse de façon incessante des plaintes sur ses proches, l’indocilité de ses enfants. M. Little lui dit qu’elle ne supporte plus d’en entendre d’avantage. Ce qui donne une réaction de fureur suivie d’excuses. Les choses commencent à bouger. Dans ces moments de coupure de la chaîne signifiante quelque chose a été mobilisé, permettant un changement de discours.

La seconde intervention fait suite à des travaux de décoration dans le bureau : la patiente y va de ses commentaires et de ses conseils, ce qui n’était pas nouveau ; les autres fois M. Little interprétait cela comme un désir d’exercer un contrôle sur l’analyste. Mais ce jour là, fatiguée, elle déclare : « je me fiche totalement de ce que vous pouvez en penser. » Il s’en suit un moment de silence choqué, puis à nouveau, fureur et excuses.

Little nous rapporte la cure d’une femme psychotique. Elle a beaucoup travaillé avec des sujets psychotiques et il est vrai que l’abord de la psychose a été propice à une évolution de la cure. Quand elle aborde la part de responsabilité de l’analyste face au patient, elle en différencie la position vis à vis du psychotique ou du névrosé. Ce qui amène Lacan à distinguer la relation de $ à a, « la position du sujet par rapport à a, et la constitution même de son désir. » Cela suppose une position différente pour le sujet névrosé et pour les sujets psychotique et pervers. Pour ces derniers, Lacan dit ceci: « nous avons, en effet, à prendre en nous le a, à la façon d’un corps étranger, d’une incorporation dont nous sommes le patient, car l’objet en tant qu’il est la cause de son manque est absolument étranger au sujet qui nous parle ».[17]

Alors que chez le névrosé apparait pour lui quelque chose qui distingue la fonction du fantasme. A la place du manque, le névrosé fomente un objet postiche comme le caviar pour la belle bouchère, un postiche qui est un signifiant qui sert à signifier le manque de son désir et qui présentifie le sujet. D’où l’idée que pour s’approcher un peu de l’objet a, il faut vider un peu la place de l’objet postiche.

Les sujet pervers et psychotiques ont un rapport moins médié à l’objet a, plus direct ; la manœuvre de l’analyste est, dit Lacan, d’essayer de faire passer l’objet dans l’espace de l’Autre. Cependant comme le souligne Colette Soler « on comprend bien l’objectif de la manœuvre, mais comment la manœuvre opère reste une autre question. »[18]Lacan a mis l’accent sur la place de l’analyste, donnant le vrai ressort de l’analyste : moins sur ce qu’il répond que de la place d’où il répond.

Car tout énoncé de l’analyste n’est pas interprétation ; il n’y a interprétation que lorsque l’analysant peut utiliser ce qui est énoncé comme un levier pour transformer son propre dire. L’énoncé de l’analyste se fonde sur la destitution, sa fonction n’est pas de dire la vérité mais plutôt de faire produire une vérité. M.Little et bien d’autres avaient emprunté à Freud une pratique de l’interprétation qui était de produire des énoncés qui doivent reconnaitre comme faux ou vrai un rapport à un contenu inconscient préexistant et qui doit être découvert et révélé. Lacan, avec l’inconscient structuré comme un langage, a complétement dissout cette idée, dans un processus infini de production. L’interprétation devient plutôt irruption d’un dire inédit. Ainsi tout discours ne peut s’élaborer qu’à partir du lieu de l’objet a, du manque de signifiant, le S(A) qui répond au silence de la pulsion S<>D. Quand Margaret Little, lâche sa position de vouloir dire la vérité, elle produit quelque chose d’inédit, qui peut alors interroger la vérité du sujet.

 

[1]  LACAN J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Leçon du 16 janvier 1963, Paris, Seuil.

[2]  LACAN J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Leçon du 30 janvier 1963, Paris, Seuil.

[3] SOLER C., Séminaire de lecture de textes, année 2006/2007, 12 février 2007, non publié.

[4] LITTLE I.M., Des états limites, Edition des Femmes, Paris, 1992, p. 440.

[5] Id, p. 504.

[6] Id, p. 510.

[7] Id, p. 506.

[8] Id, p. 514.

[9] Id, p. 560.

[10] Id, p. 536.

[11] LEFF G., Portraits de Femmes en analyste, Essais, Epel, Paris, 2011, p. 66.

[12] LACAN J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Leçon du  30 janvier 1963.

[13] LITTLE I.M., op. cit., p. 127.

[14] Id, p. 130.

[15] LACAN J., op. cit. Leçon du  30 janvier 1963.

[16] Id.

[17] Id.

[18] SOLER C., op. cit.