Don Juan est-il toujours un « rêve féminin » ? *

Au regard de notre actualité et des diverses voix féminines qui s’élèvent depuis quelques mois sur les réseaux sociaux contre le harcèlement des femmes,  peut-on encore dire que Don Juan reste «  un rêve féminin[1] », comme l’affirmait Lacan en 1962 dans son Séminaire L’Angoisse ?

Puis, dans son Séminaire Encore de 1973, il faisait de Don Juan, « un mythe féminin[2] », pour illustrer l’essentiel, où «  il les a une par une ». Nicole Bousseyroux dans son livre Réel de femmes précise : « ce qui fait la spécificité structurale de la jouissance féminine, supplémentaire, en tant qu’elle passe par « l’exigence du une par une[3] ». Don Juan répondant à ce « une par une », est de ce fait, « celui qui possède la liste, […] sexuellement parlant[4] ».  Ainsi, le rêve par excellence féminin, serait : « d’être comptée dans la liste de celui qui suit la piste de l’odor di femmina et qui n’en lâche jamais le bout de réel[5] ».

Mais, les femmes aujourd’hui, souhaitent-elles faire partie d’une liste ?

Si la légende de Don Juan a parcouru les siècles c’est bien parce que selon les époques, il a toujours tenu une fonction. En effet, tantôt il représentait le best off du libertinage où la pruderie morale ne permettait aucun écart, suscitant des rêves d’émancipation, tantôt sa conduite était pointée comme la plus répréhensible possible, garantissant l’enfer à tout sujet qui pouvait l’emprunter.

Mais, revenons aux origines de la pièce qui s’est appelée successivement, Festin de pierre, Festin de pierre ou le fils criminel, et dont le public français prend connaissance en 1657/ 58. Don Juan provient  d’une pièce dramatique de l’espagnol Tirso de Molina, intitulée et présentée en 1630 : « el burlador de Sevilla y convidado de piedra » soit « l’abuseur de Séville et le convive de pierre », que l’on retrouve en Italie à la Commedia dell’ Arte, avant d’arriver en France.

Molière a présenté pour la première fois son Don Juan le 15 février 1665, dont le titre aurait été modifié au dernier moment en Don Juan ou le festin de pierre, vraisemblablement sans son accord. Après le scandale de Tartuffe, Don Juan sera la pièce la moins jouée du vivant de son auteur, qu’il retire de la scène après 15 représentations, laissant derrière elle un beau succès à scandale. Il faudra attendre Louis Jouvet pour remettre en scène le Don Juan de Molière en 1947.

Les formes les plus abouties de ce mythe,  se retrouvent également dans le Don Giovanni de Mozart où la position de bourreau des cœurs n’est subordonnée qu’à sa position par rapport au père et à Dieu. Du séducteur volage et infidèle avec les femmes, Don Juan apparaît avant tout comme « l’Infidèle dans son rapport à Dieu », soit «un impie qui refuse jusqu’au bout de plier devant le Père et sa figure terrible de Commandeur[6]. » « Voilà ce qui plaît aux femmes en ce Don Juan : il représente pour elles, la figure mythique de l’Eros, qui se moque de la mort, Thanatos, refusant de se laisser entamer par la culpabilité qu’il suggère, tout en lui faisant un bras d’honneur[7] ».

Dans le Séminaire L’Angoisse le 27 mars 1963, Lacan affirme que Don Juan est plus qu’un rêve, c’est un fantasme féminin. « Si le fantasme de Don Juan est un fantasme féminin, c’est qu’il répond à ce vœu chez la femme d’une image qui joue sa fonction, fonction fantasmatique qu’il y en ait un, d’homme, qui l’ait – ce qui, vu l’expérience, est évidemment une méconnaissance évidente de la réalité – bien mieux encore, qu’il l’ait toujours, qu’il ne puisse pas le perdre. Ce qu’implique la position de Don Juan dans le fantasme, c’est qu’aucune femme ne puisse le lui prendre, voilà l’essentiel[8] ». C’est nous dit Lacan : « ce qu’il a de commun avec la femme à qui, bien sûr, on ne peut pas le prendre, puisqu’elle ne l’a pas[9]. »

Si Lacan soutient qu’une femme craint toujours d’un homme, qu’il se perde avec une autre femme, Don Juan, lui, est « un homme qui ne se perd en aucun cas[10] ». Ainsi, « Don Juan est un fantasme féminin du fait même qu’il partage avec la position féminine ce même rapport à la castration et à la fonction du petit a[11]. » On pourrait dire ici, que Don Juan se paie le luxe de cette « parité » sur ce point, entre la position féminine et la sienne. En effet, au-delà de cette figure imaginaire de l’incastrable, Don Juan apparaît comme celui qui n’a pas peur d’y perdre son âme et de ce fait, il est celui qui ne perd en aucun cas.

Ainsi, Don Juan apparaît comme l’homme qui ne se laisse pas duper par son fantasme, c’est-à-dire, par le leurre de son objet. De ce mythe féminin qui dit le rapport de la femme à sa jouissance, comme pouvant être prise une par une, « Don Juan est dans un rapport plus libre et plus aérien au petit a, qui est le support-substitut de l’Autre que le sexe incarne[12] », lui permettant d’aller à la rencontre des soubrettes comme des duchesses, des blondes comme des brunes,…etc.,  par la voie du une par une des femmes de sa liste.

Si les femmes rêvent de ce Don Juan, c’est qu’il franchit le Rubicon de la loi patriarcale et religieuse qui contenait leur jouissance au foyer comme au couvent, cela, dès son origine. Don Juan leur permet de rêver au-delà des trois K de Freud.

Don Juan est aussi celui qui ne connaît pas l’angoisse des hommes « du ne pas pouvoir[13]»…  face à une femme.

Il se présente comme l’imposteur radical, il est, nous dit Lacan : «  l’objet absolu[14] » toujours à la place d’un autre, mais il n’est pas dit qu’il inspire le désir ; il est là, en tant qu’il remplit une certaine fonction.

Pour conclure, Don juan est un rêve féminin, par excellence, en tant qu’image, comme le dit Lacan, toutefois, rappelons qu’il nous indique dans sa Conférence à Genève sur le symptôme que « La femme, est un rêve d’homme [15]» rêve de La Femme absolue qui n’existe pas…; autre manière d’aborder la clinique différentielle des sexes, où même en rêve, il n’existe pas… ce dit « rapport sexuel » dont nous pourrons nous entretenir au cours de cette journée à Bordeaux.

 

* Ce texte a été présenté en Prélude à la Journée des Collèges Cliniques à Bordeaux du 17 Mars 2018
[1] Lacan J., Le séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2010, p.224.
[2] Lacan J., Le séminaire Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.15.
[3] Bousseyroux N., Réel de femmes, Essai de psychanalyse, Stilus, 2017, p.39.
[4] Ibidem.
[5] Ibid., p.39.
[6] Ibid., p.40.
[7] Pamart E., Revue de Psychanalyse du Champ Lacanien, n° 20, EPFCL.France, 2017, p.131.
[8] Lacan J., Séminaire Livre  X, L’Angoisse, op.cit., p.233.
[9] Ibid., p.234.
[10] Bousseyroux N., Réel de femmesop.cit., p.44.
[11] Ibid., p.44.
[12] Ibid., p.45.
[13] Intervention de David Bernard présenté au CCPO à Rennes le 13/01/2018.
[14] Lacan, J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op.cit., p.224.
[15] Lacan J., Bloc- notes de psychanalyse, p.15.