Clinique en M.A.S. : du cri à l’opéra

Une Maison d’Accueil Spécialisée propose l’hospitalité à des personnes avec un lourd handicap physique, psychique ou les deux, impliquant une forte dépendance pour les soins du corps. Certains sont partiellement ou complètement paralysés mais non moins en présence dans le regard et avec la voix. D’autres ne peuvent pas s’arrêter de bouger. Comme ces grands autistes, que leurs corps portent aux nues, souvent précipités dans le circuit de la pulsion. Pour Loïc, c’est café-toilettes-balançoires aussi bien dans les murs de la M.A.S. que chez les voisins, à la mairie, au supermarché. Qu’en est-il des murs ? Pour des anciens de la psychiatrie, ils peuvent être des grilles de prisons. Pour d’autres, qui sont là depuis tout petits, c’est la maison. Les murs ce sont aussi des surfaces pour accrocher les photos de « la vie d’avant » dont un accident a perturbé le cours. Les soignantes, un brin déconcertées par ces nouveaux arrivants, tiennent beaucoup à fixer ces images, comme pour habiller les murs.

Tohu bohu entre les immobiles, les errants, les égarés ; entre les mouvements du corps et les mouvements de la voix, les cris et leurs infinies modulations. En M.A.S : ça crie. Comme si quelque chose ne parvenait pas à se dire, à passer sur le plan de la parole. Des soignantes crient en réunion, Loïc crie quand la mauvaise porte est fermée, Cathy crie pour appeler un chanteur, le seul capable de la sauver, Jessica crie pour se décoller de l’autre et ses remarques, Véronique crie quand sa soignante préférée s’en va, Jérôme crie de plaisir en feuilletant son magazine National Geographic. Et parfois, dans les services : c’est silence.

Les cris et les silences peuvent parfois tout recouvrir jusqu’à produire une masse. Comment démassifier un peu la chose? Qu’est-ce qui crie ? Et du cri, qu’est-ce qui peut s’entendre, pour chacun, de manière différente ?

Billy est arrivé en M.A.S. à cause d’un accident de la route. Alcoolisé, tard dans la nuit, il s’est endormi au volant. Qu’il s’en soit sorti est un miracle, me dit sa mère. Elle me confie son espoir qu’il ne se réveille pas. En effet, tout son corps fût cassé. L’accident provoqua également un syndrome frontal, manifeste chez lui du côté d’une désinhibition. Un « plus de filtre » comme disent les soignantes est quasi-constant, faisant montre parfois d’un humour décapant couplé à une agressivité tranchante. Billy crie toute la journée, d’un cri très singulier : guttural, monocorde et entrecoupé de petites respirations. Il peut aussi insulter les soignantes ou simplement ordonner le silence dans un retentissant « Ta gueule ! »

A ma question « Pourquoi vous criez ? », il m’indique que c’est pour couvrir les voix et les cris des soignantes, qui lui sont insupportables. Un autre jour, il me lance : « Tu peux pas leur dire de fermer leurs gueules ? » Une dialectique apparaît entre son cri et la possibilité de faire taire l’autre.

Je suppose un vécu de persécution et fait le pari en équipe qu’une logique du délire est peut-être présente d’avant l’accident. En effet, il peut se sentir visé par une phrase qui ne lui est pas adressée ou par les yeux d’un personnage sur une affiche. Je tiens en fait à mettre en avant une logique subjective et non plus seulement neurologique pour éclairer la cause des cris et de l’agressivité chez Billy. Il me confie ainsi que des « monstres » le visitent la nuit, ou qu’« une bande de gars » l’attend pour en découdre. Parfois, à mon arrivée, il me demande : « ils t’ont pas fait mal? »

« Ils t’ont pas fait mal? » Cette question résonne autrement à la lumière des soins quotidiens qu’il reçoit et dont il souffre. En effet, le délire de persécution ne suffit pas à rendre compte de ce que vit Billy. Il dépend des autres pour se laver, se changer, se mouvoir. L’intrusion pendant les soins est réelle. Les douches, qui sont toujours réalisées dans un chariot lui sont particulièrement insupportables. Cet acte de soin prend du temps, implique la présence de plusieurs soignantes et de nombreuses manipulations douloureuses pour Billy. L’équipe me rapporte d’ailleurs des cris de douleur continus lors des soins. Le chariot-douche implique un corps charrié, immobile, nu, aliéné radicalement à l’autre. Ce n’est pas sans m’évoquer ce que dit Jacques Lacan d’une « Jouissance de la plante[1] ». dans le séminaire l’Envers de la psychanalyse. Lacan s’interroge alors sur la part exclue de la jouissance, impossible à atteindre, et ses implications dans le champ du désir. Je le cite « […] Comment peut-on désirer quoi que ce soit ?  Qu’est-ce qui manque[2] ? ». Se rapportant à l’Evangile selon Saint-Luc, il poursuit avec ironie « […] Mais ne vous fatiguez pas, rien ne manque, regardez les lis des champs, ils ne tissent, ni ne filent, c’est eux qui sont à leur place dans le Royaume des Cieux[3] ». Lacan se pose en contre ce « rien ne manque ». Il ajoute toutefois : « C’est peut-être une douleur infinie d’être une plante[4] », concevant le lis des champs comme un « corps tout entier livré à la jouissance[5] ». Planté-là, dans le chariot, le corps dudit handicapé est tout entier livré aux soins de l’autre. Puis, Lacan distingue le végétal de l’animal par la possibilité du mouvement, l’animal trouvant par là un « moins de jouissance[6] ». Est-ce à dire qu’un être humain privé de la possibilité du mouvement devient un « légume » dont l’existence serait « végétative », pareil au lis des champs où plus rien ne manque ? Et qu’est-ce que recouvre la possibilité du mouvement ?

Pour Billy, il est notable que du mouvement, il y en a dans son délire, il s’agit souvent de « course-poursuites » ou de « bastons ». Et quand je lui demande si il sait comment s’y prendre avec ces monstres, il répond : « Je leur fais une clé de bras et je me casse ! » Un renversement s’opère : la maîtrise du corps est retrouvée et c’est l’autre qui est immobilisé. Mais on peut aussi entendre cette double acception dans l’expression « je me casse » qui vient de « se casser la jambe » : s’enfuir tout en se cassant la gueule. De même que si les courses-poursuites et les bastons mettent le corps en mouvement, elles impliquent tout autant de le casser, ce corps. Ainsi, cette relative restauration du corps dans le délire suffit-elle à le dévégétaliser ?

Le cri oppose au légume. Si une plante ne peut rien dire de l’expérience du chariot, un parlant, ça crie. Et Billy, particulièrement. Peut-on alors appréhender le cri comme possibilité du mouvement ?

Un jour, lors d’un rendez-vous, Billy se met à chanter : il entonne soudain un air d’opéra avec une voix sonore de baryton. J’en reste sonnée et me demande après-coup ce que vient dire cette disposition au chant, ce passage du cri guttural presque continu au chant lyrique.

Pour interroger ces différentes mouvances du cri et du chant, faisons un détour par l’analyse de Lacan du tableau d’Edvard Munch : Le cri. Il est d’abord étonnant que Lacan s’empare de la question du cri à l’appui d’un tableau, objet toujours silencieux. Et c’est sur le silence que Lacan va insister. Je le cite « […] le cri est traversé par l’espace du silence sans qu’il l’habite[7] […]» Le silence fait carrément espace géographique, pareil à une étendue de terre que ne pourrait fouler le cri, exilé. Lacan poursuit « […] le cri fait le gouffre où le silence se rue[8] ». On entend très bien ici le mouvement que provoque le cri : il cause le silence en faisant surgir ce gouffre, ce lac-trou (au milieu du tableau) sans que ce cri habite le silence. Le cri semble avoir disparu dans le silence sans y laisser de trace, sans y vibrer, se rétractant comme s’il n’avait jamais existé. On peut se demander alors si le cri guttural et continu de Billy est une manière d’esquisser son propre silence en créant un silence-espace, une manière de se distinguer de la masse. Lacan appose au cri « […] un règne du silence[9] […] » Je le cite « … littéralement le cri semble provoquer le silence, en s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause, il le fait surgir, il lui permet de tenir la note[10] ». Le cri permettrait donc de tenir en présence une note sourde ? Et n’est-ce pas d’ailleurs un réflexe commun face au cri : se boucher les oreilles ? Peut-être est-ce là la différence qui me saisit quand j’entendis chanter Billy. La voix de baryton n’appelait pas au silence, ses contours d’opéra lui donnaient une tout autre portée. Au contraire, le cri serait-il une note de silence perçant le tympan du symbolique, anéantissant alors la fonction d’écoute de l’oreille ? Fondamentalement, le cri aurait alors pour vocation de ne pas être entendu, comme en témoignent les silhouettes disparaissant dans le tableau, indifférentes. Mais justement, l’analyste, lui, n’a-t-il pas quelque chose à en entendre ? A ce sujet, je vous invite à lire l’article d’Alexandre Faure : Silences et transfert[11].

Pour répondre à cette question, je souhaite discuter une adaptation de la pièce de la dramaturge anglaise Sarah Kane, 4.48 Psychosis[12]. Cette pièce est l’ultime témoignage de Kane sur son « enfer[13] ». Elle se suicidera le 20 février 1999, quelques semaines après avoir terminé l’écriture de cette pièce. Ici, je m’intéresserai à l’interprétation-opéra qu’en a faite Phillip Venables[14]. Ce qui m’a retenue, c’est l’angle de l’artiste : des chanteuses lyriques pour habiter les monologues désolés et des percussions pour révéler les dialogues de Kane avec son psychiatre.

La pièce s’ouvre avec cette didascalie :

Un très long silence[15]

(A very long silence.)

Puis, la question du psychiatre vient se cogner au silence

– Qu’offrez-vous à vos amis pour qu’ils soient un tel appui[16] ?

– What do you offer your friends to make them so supportive ? 

La même question répétée plusieurs fois semble répercuter le silence en l’amplifiant. Pas de réponse.

Kane écrit :

« Dr Ci et Dr Ça et Dr C’estquoi qui fait juste un saut et pensait qu’il pourrait aussi bien passer pour en sortir une bien bonne. En feu dans un tunnel brûlant de consternation, mon humiliation est totale quand je tremble sans raison et trébuche sur les mots et n’ai rien à dire sur ma « maladie » qui d’ailleurs se résume à savoir qu’il n’y a absolument rien à faire puisque je vais mourir[17]. »

Dr This and Dr That and Dr Whatsit who’s just passing and thought he’d pop in to take the piss at well. Burning in the hot tunnel of dismay, my humiliation complete as I shake without reason and stumble over words and have nothing to say about my ‘illness’ which anyway amount only to knowing that there’s no point in anything because I’m going to die.

Kane révèle dans son texte la rencontre ratée avec le psychiatre, qui, la nommant malade, ignore son dire. Dire que Venables, lui, sublime. Il rend hommage à l’auteure en mettant en lumière les contours de la musique de sa langue et non plus seulement le message. Venables ne cherche pas à tout faire comprendre du texte, mais l’anime, le fait chanter, souligne ses silences. Il marque l’absurde du discours du psychiatre avec une musique d’ascenseur en fond sonore pendant les dialogues. Deux percussionnistes se répondent en lieu et place de la patiente et son psychiatre. Chaque syllabe est remplacée par un coup de tambour. Parallèlement, les mots apparaissent projetés sur un écran, au rythme des percussions. L’effet est saisissant : les mots surgissent et tonnent. En voici un passage :

– Oh là là, qu’est-ce qui est arrivé à votre bras ?

– Oh dear, what’s happen to your arm ?

– Tailladé.

– I cut it.

– C’est une façon très immature d’attirer l’attention. Est-ce que ça vous a soulagée ?

– That’s a very immature, attention seeking thing to do. Did it give you relief ?

– Non.

– No.

– Est-ce que ça a soulagé la tension ?

– Did it relieve the tension ?

– Non.

– No.

– Est-ce que ça vous a soulagée ?

– Did it give you relief ?

Silence.

(Silence)

Est-ce que ça vous a soulagée ?

Did it give you relief ?

– Non.

– No.

– Je ne comprends pas pourquoi vous avez fait ça.

– I don’t understand why you did that.

– Alors demandez-le.

– Than ask.

– Est-ce ça a soulagé la tension ?

– Did it relieve the tension ?

Un long silence.

(A long silence)

– Je peux regarder ?

– Can I look ?

– Non.

– No.

– J’aimerai regarder, pour voir si c’est infecté.

– I’d like to look, to see if it’s infected.

– Non.

– No.

Silence.

(Silence.)

– Je me disais bien que vous risquiez de le faire. Il y a beaucoup de gens qui le font. Ça soulage la tension.

– I thought you might do this. Lots of people do. It relieves the tension.

– Vous l’avez déjà fait ?

– Have you ever done it ?

– …

– …

– Non. Pas avec un tel putain d’équilibre. Je ne sais pas où vous l’avez lu, mais ça ne soulage pas la tension.

– No. Far too fucking sane and sensible. I dont’ know where you read that, but it does not relieve the tension.

Silence.

(Silence.)

– Pourquoi vous ne me demandez pas pourquoi Pourquoi je me suis tailladé le bras ?

– Why don’t you ask me why ? Why did I cut my arm ?

– Aimeriez-vous me le dire ?

– Would you like to tell me ?

– Oui.

– Yes.

– Alors dites-le-moi.

– Then tell me.

– DEMANDEZ
MOI
POURQUOI

– ASK.
ME.
WHY.

Un long silence.

(A long silence.)

– Pourquoi vous êtes-vous tailladé le bras ?

– Why did you cut your arm ?

– Parce que ça fait une putain de sensation. Parce que ça fait un putain d’effet[18].

– Because it feels fucking great. Because it feels fucking amazing.

 

Le psychiatre lui pose la même question plusieurs fois, elle répond que non puis ne répond plus, le silence s’amplifie. Dans l’opéra de Venables, ses réponses à travers les percussions deviennent alors de plus en plus fortes, jusqu’à faire entendre son cri à travers des lourds coups de tambour « demandez moi pourquoi [19] ». Ce psychiatre n’entend pas ce qui crie. Il se bouche les oreilles. Il sait déjà pourquoi elle se coupe la peau, il la confond dans la masse des malades et lui refuse une parole. Les mots écrits en majuscule dans le texte mettent en évidence qu’elle doit en passer par un cri effectif pour qu’il consente à lui demander quelque chose, à lui poser une question. Et qu’est-ce qu’une question ? Ne se définit-elle pas par un manque inhérent à sa formulation ?

Ainsi, Kane nous indique deux formes de cris : un sourd que l’on devine pointé dès le début de la pièce sous le « très long silence », celui que le psychiatre se refuse à entendre ; et un autre, bruyant, dernière tentative pour se faire entendre, que Venables restitue à coups de tambour. Est-ce de ne pas être entendue que Kane portera son cri dans l’écriture pour le théâtre ? Ou au-delà de la rencontre ratée avec le psychiatre, le recours à l’écriture est-il poussé par cet intransmissible cri sourd ?

Si, comme nous l’enseigne Munch, le cri et le silence sont intimement entremêlés, il semble donc que ce que le cri cherche à faire entendre est presque du même coup recouvert par le silence, du fait même de sa texture de cri, hors symbolique. Il y a donc un inentendable sur le plan symbolique.

Qu’est-ce qui s’accueille de ce qui ne peut pas s’entendre ? Qu’est-ce qui passe de ce qui ne peut pas se dire ? Quid de l’accueil ?

Phillip Venables aura su faire résonner ce qui, du cri, ne peut jamais tout à fait passer au lieu de la parole. Dans ce cas, l’accueil est interprétation. Une interprétation résonance. L’artiste, ici, nous enseigne.

 

Pour conclure, je souhaite aborder l’intraitable. En Maison d’Accueil, j’ai vite été rendue à mon impuissance face aux cris incessants des résidents. Une patiente m’avait ainsi ramené une gravure sur plastique, intitulée sobrement « Le cri de la mort ». Il y a de quoi être sidéré, voire rester un peu paralysé soi-même. Aujourd’hui, je me demande si cette expérience de l’intraitable n’est pas un point central pour aborder ce qu’est une clinique psychanalytique. Intraitable. Qui refuse de céder. Billy est intraitable sur ses cris et ses « ta gueule ! » Il ne cède pas sur la possibilité de faire taire l’autre, là où il n’a pas le choix d’être charrié et manipulé. Billy m’enseigne un certain savoir de l’impuissance, m’évoquant celui que voulait véhiculer Lacan aux internes de Sainte-Anne[20]. Dans son fauteuil, Billy refuse qu’on le pousse, par tout petits pas, il avance lui-même dans le couloir. Il charrie lui-même son poids, doucement, à petits pas.

 


[1] Lacan, J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, [1969-1970] 1991, p.88.
[2] Ibid., p.87.
[3] Ibidem.
[4] Ibid., p.88.
[5] Ibidem.
[6] Ibidem.
[7] Lacan, J., Le Séminaire Livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Edition Staferla, [1964-1965], p.128.
[8] Ibid., p.128.
[9] Ibidem.
[10] Ibidem.
[11] Faure, A., « Silences et transfert », dans L’efficace du transfert face aux symptômes, La Revue des Collèges de Clinique psychanalytique du Champ Lacanien, Paris, Éditions Hermann, 2021.
[12] Kane, S., 4.48 Psychose, Paris, L’Arche, 2009.
[13] Interview de Sarah Kane dans Saunders, G., Love me or kill me Sarah Kane et le théâtre, Paris, L’Arche, 2004. « Je n’ai jamais écrit que pour échapper à l’enfer– et ça n’a jamais marché – mais une fois qu’on est arrivé au bout et qu’on prend le temps de regarder une chose qu’on a terminé et qu’on se dit : « C’est l’expression la plus parfaite de cet enfer que je ressentais », alors ça valait peut-être la peine. »
[14] 4.48 Psychosis est un opéra de Phillip Venables créé à partir du texte de Sarah Kane, donné en version concert notamment à la Philarmonie de Paris en décembre 2021.
[15] Kane, S., 4.48 Psychose, op.cit., p.9. Texte original en anglais à droite de la page, en face du texte correspondant. Issu de la version pdf de la pièce originale de Sarah Kane : https://rlmalvin.angelfire.com/KaneSarah448Psychosis.pdf
[16] Ibid., p.9.
[17] Ibid., p.13.
[18] Ibid., p.22-24.
[19] Ibid., p.24.
[20] Lacan, J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011.