La clinique du soin : une intervention auprès de la population riveraine du Xingu atteinte par l’usine Belo Monte

A CLÍNICA DO CUIDADO: INTERVENÇÃO COM A POPULAÇÃO RIBEIRINHA DO XINGU ATINGIDA POR BELO MONTE

La clinique du soin : une intervention auprès de la population riveraine du Xingu atteinte par l’usine Belo Monte

Auteur : Ilana Katz*
Traduction : Mila Signorelli

Relecture : Alexandre Faure

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L’installation de l’usine hydroélectrique de Belo Monte, aux marges du fleuve Xingu en Amazonie profonde, eut lieu entre 2011 et 2016. Ce fut un processus particulièrement violent, pendant lequel la population riveraine souffrit tous types de violation des droits. Le consentement de l’État, malgré les efforts de la Defensoria Pública da União[1] et du Ministério Público Federal[2] (Fearnside, 2017), n’a fait qu’accentuer une condition d’extrême vulnérabilité psychosociale. Environ vingt mille personnes furent expulsées de leurs maisons, compromettant leurs modes de vie. Une telle catastrophe environnementale et sociale produisit une série de réponses de la part de la  population locale et de la société civile élargie.

Cinéastes, documentaristes, journalistes, avocats et environnementalistes marquèrent leur présence sur le territoire, soit de manière indépendante, soit en articulation avec des projets organisés par des ONG au nom de la protection de l’environnement et de la lutte pour les droits civils. Ces interventions eurent pour base commune présupposée que l’état de vulnérabilité sociale d’une communauté traditionnelle, avec des habitudes extrativistes, est intimement lié au changement radical de leur mode de vie (Flanagan et al, 2011; Ferrarese, 2016). La journaliste Eliane Brum qui, depuis 2011, écoute les personnes touchées par Belo Monte, comprit la nécessité d’une initiative directement ciblée sur la prise en charge de la souffrance psychique. À partir de l’accueil de sa lecture, nous dessinâmes une intervention orientée vers l’écoute et le traitement de la souffrance psychique déclenchée par l’opération Belo Monte, nommée « Les réfugiés de Belo Monte : attention portée en santé mentale ».

L’inondation de la région devenue le réservoir de l’usine hydroélectrique, justifia l’expulsion des riverains habitant les îles et les rives du fleuve Xingu. Dans ce contexte, la définition juridique et discursive de ce qui constitue une maison, les modalités de restitution de sa valeur et la façon de recomposer sa place au sein de la communauté connexe qui la définit, furent décidées par la compagnie Norte Energia, avec le consentement de l’État brésilien et sans considération pour la culture et les modes d’appartenance de la population locale.

La politique de réimplantation proposa de reloger cette population dans des petites maisons en maçonnerie, construites dans des quartiers à planification urbaine (selon les plans officiels d’urbanisation du gouvernement). Les indemnisations financières ne permirent, même de loin, la recomposition de la vie. Tout ce qui autrefois fit office de protection pour l’habitant, fut enlevé à ces personnes : la maison, les liens de voisinage, les activités extrativistes de subsistance. Le territoire subjectivé n’était plus.

Dans « Habiter la maison… » (Flusser, 2007), le philosophe de la communication et penseur de la culture, Vilém Flusser, présente l’idée de patrie au-delà des limites géographiques. D’après lui, la patrie serait un réseau de connexions communes qui peuvent être imposées par la naissance dans un territoire donné, mais aussi construites par des liens d’amitiés et d’amour, choisis dans une expérience de liberté par rapport à l’évènement biologique (Flusser, 2007, p.302-303). En ce sens, la population riveraine touchée par Belo Monte fut expatriée. Ses habitudes et ses réseaux relationnels furent détruits, même si ses membres continuèrent à vivre ensemble.

La violence de l’impact a excédé la capacité d’élaboration symbolique de l’expérience par le sujet. Par conséquent, cet évènement prit le statut de trauma pour cette population. Un événement dont les contours sont difficiles à cerner et qui supporte un caractère répétitif, vécu comme éternellement présent. Il ne « devient (pas) mémoire », il insiste en tant que répétition (Birman, 2014 ; Endo, 2013).

Freud (1917, « La fixation au trama, l’inconscient », Leçons d’introduction à la psychanalyse) nous apprend que « (…) pour le malade, le moment du trauma n’est pas encore passé et il continue de le considérer comme toujours présent (..) [le terme traumatique] nous l’utilisons afin de désigner les réussites/succès qui, en apportant à la vie psychique, dans des brefs instants, un énorme apport d’énergie psychique, rendent impossible la suppression ou l’assimilation de cette dernière par les moyens normaux et provoquent ainsi des perturbations durables dans la récupération de l’énergie. » (Freud,1917, p.251-52).

Lorsque nous écoutons cette population, nous comprenons combien ce déracinement – entre l’expérience et la possibilité qu’elle soit racontée, narrativisée – a laissé de la place à l’émergence des symptômes, des crises d’angoisse et a alimenté la propension à des actes impulsifs et aux passages à l’acte.

Les communautés traditionnelles – les riverains du Xingu ne font pas exception – possèdent une grande spécificité par rapport à l’enracinement narratif et collectif de la souffrance, corrélative au mode de vie partagé qui les caractérise, en contraste avec l’individualisme marqué d’autres modes de vie.

L’effet de la violation des droits civils et la désarticulation de l’expérience communautaire constitue, dans le champ du sujet, un ravage. Il s’agît d’une chute du symbolique, une suspension de la loi qui soutient son unité et son fonctionnement. Les termes jadis présents, garantissant au sujet sa place dans le champ de l’Autre, ne sont plus opérants et le sujet voit ses références symboliques suspendues, ne lui permettant plus de se soutenir dans l’expérience.

Une question importante s’est ainsi imposée à nous lors de la construction de notre intervention : afin de partager la souffrance et dans ce sens, être comme les autres, il est nécessaire d’assumer une place au lieu de l’Autre en tant qu’instance symbolique généralisée. Pourtant, l’identification et la reconnaissance d’une perte commune invitent à la réduction de la perception subjective des différences, ce qui, par conséquent, défavorise les liens singuliers de chacun avec sa perte.

La possibilité de faire face aux pertes des maisons et des conditions qui garantissent le mode de vie, exige un travail intense de deuil. Cependant, pour qu’un tel processus avance, le sujet doit pouvoir élaborer la perte de l’objet dans sa relation particulière avec l’objet perdu. Cela implique un processus de mémoire et d’historisation affective par rapport à ce qui a été la perte pour tout un chacun. Un travail de mise en circonstance de ce qui a été perdu ne doit être ni pressé, ni artificiellement modulé. Il est nécessaire de contourner l’absence avec des éléments du symbolique, afin que le sujet puisse assumer et déplacer des investissements vers d’autres objets contigus. Ceci afin de pouvoir donner continuité à sa vie sans se déconnecter de l’autre, ou de l’expérience, par la voie du désinvestissement libidinal des objets du monde, selon l’état connu de retrait et d’introversion qui caractérise un tel travail subjectif (Freud, 1917 ; Allouch, 2004).

Ainsi, deux points méritent notre considération. Premièrement le fait que la possibilité de l’élaboration de la perte soit traversée, dans ce territoire, par la revendication des droits de la part du sujet, mouvement qui prend de la place et de la consistance sur la scène politique des mouvements sociaux. Deuxièmement, le discours basé sur la pertinence des mouvements sociaux remplit la fonction fondamentale d’assurer au sujet la survie dans un territoire défiguré.

L’indiscutable légitimité du présent discours – la revendication des droits civils violés qui donne le ton narratif de la souffrance – n’empêche pourtant pas qu’un un autre problème se consolide sur place. Des gens tombent malades et les symptômes physiques prennent le pas sur l’expérience. L’hypertension, le diabète, les problèmes cardiaques, les AVC, les paralysies physiques et les dépressions sont les évènements évoqués comme postérieurs à la défiguration du mode de vie de la population riveraine. Telles occurrences semblent répondre à des formes ordinaires de souffrance. Elles résistent aux traitements conventionnels des maladies du corps et persistent avec l’aggravation de la répétition portée par les récidives. Même si clairement liés à une expérience psychique de souffrance (il s’agît des victimes d’une catastrophe qui se reconnaissent en tant que telles), ces évènements ne trouvent pas le traitement psychique nécessaire de la souffrance en jeu dans la constitution de la maladie.

Nous comprenons que la souffrance révèle une articulation entre la demande, l’identification et le transfert – et que celle-ci s’immisce et modifie la dynamique de jouissance du parlêtre (Dunker, 2016). Ainsi, nous comprenons également que cette expérience, que nous qualifions de souffrance, décide des investissements possibles pour le sujet à des moments donnés de sa vie et apparaît comme un point essentiel de notre travail avec celui qui souffre. Il est nécessaire d’intervenir justement sur le fait que la souffrance décide de ses investissements. Il est aussi important de souligner que la lecture que fait le sujet de sa maladie décide également d’un certain mode de souffrance.

Nous sommes face à une population qui se reconnaît dans le signifiant « atteints ». Ce signifiant inclus le corps en tant qu’atteint par la maladie. La condition identitaire d’une telle production a pour effet – nous le voyons et l’écoutons – une certaine cristallisation de la position, balisée entre le terme qui offre au sujet une place dans le lieu de l’Autre, « atteint », et le discours revendicateur des mouvements sociaux qui s’articule dans le champ du droit civil. Néanmoins, nous savons combien cette revendication est aussi une demande de reconnaissance, présente dans toutes expériences de souffrance. « Si je suis atteint, je dois être dédommagé ». Le dédommagement, cependant, rendrait effective la reconnaissance, mais il ne vient pas. C’est ainsi que, dans le Xingu, comme nous avons pu le voir, la souffrance répond aussi à un « déficit de reconnaissance ».

Nous avons compris, face à cette souffrance bien particulière qu’il était nécessaire d’écouter ; écouter les atteints, chacun d’entre eux, à partir de chacune de leurs expériences de la maladie.

La construction de l’intervention

Durant l’année 2016, nous maintînmes un contact intense avec le territoire et ce qu’il comporte, à savoir les articulations structurelles et conjoncturelles auxquelles les personnes et les groupes sociaux sont soumis dans un temps historique donné, dont le contexte et le mode de production sont corrélés (FIOCRUZ[3]). De ce fait, le territoire révèle l’incidence de la double détermination entre l’espace géographique et la subjectivité.

Nous réalisâmes trois voyages à Altamira cette année-là, en plus du contact fréquent avec nos interlocuteurs : les leaders des mouvements sociaux locaux et des associations, les riverains, le procureur du ministère public, les représentants du Défenseur Public et du bureau de santé municipale.

Le premier voyage eut pour objectif la recherche des noms donnés par les « atteints de Belo Monte » à leur souffrance. Nos discutâmes avec des porte-paroles locaux qui nous ont présenté des riverains prêts à nous parler.

Nous comprîmes que l’intense processus de production de diagnostics psychiatriques (dépression, angoisse, stress, en plus de décompensations psychotiques) et de médecine générale (AVC, pathologies cardiologiques, hypertension) réalisés autour de l’expérience Belo Monte, avait pris une connotation politique aux contours fort spécifiques.

En effet, nous considérons que l’élimination de la complexité étiologique dans la constitution des modalités de souffrance, à une époque donnée, découle d’un processus idéologique pertinent, qui « remplit la fonction décisive de neutralisation du potentiel critique que les symptômes psychologiques apportent à la compréhension d’un état social déterminé. » (Dunker, 2015, p.35, traduction libre). Par conséquent, il fût possible de comprendre que la désarticulation entre le sujet et la contingence régulatrice de son expérience, constitua un acte violent de désengagement social.

Il est vrai que les symptômes de tout un chacun produisent une reconnaissance sociale, accordant une place à celui qui souffre (« Madame unetelle est déprimée, il faut s’occuper d’elle », « Monsieur untel fait de l’hypertension, il ne peut pas travailler »). Dans ce même mouvement discursif, les symptômes soulagent la responsabilité de l’État et de la compagnie Norte Energia, dans la constitution du scénario dans lequel se déroule la chute des corps dans la maladie. Car finalement, non seulement la façon de comprendre ce qui est en jeu dans la maladie conditionne son traitement, mais propose également une trame symbolique déterminée pour cet évènement dans le lien social.

Lors de nos premiers entretiens avec les riverains, nous trouvâmes des noms précis pour dire leur expérience : perdre la maison, être un pêcheur sans fleuve, être perdu ; l’idée d’avoir été trompé, trahi ; d’avoir été délibérément mal informés : « on ne savait pas » ; la violence urbaine ; la nouveauté accablante du trafic ; la consommation augmentée de drogues et d’alcool ; la perte des droits, et de façon plus récurrente les mots fatigue et maladie narrèrent l’expérience riveraine de la souffrance.

Au cours de notre seconde incursion à Altamira, nous prétendions tester le dispositif de soin que nous avions dessiné et rencontrer les services de santé mentale de la région. Nous savions déjà qu’il serait impossible de recevoir ces gens dans une salle de consultation. Nous allions devoir être au sein de leur lieu de vie pour aller à leur rencontre dans la ville, les quartiers, la Transamazonienne[4], les îles du fleuve Xingu. Les rapports des riverains avec l’expérience physique du territoire remplissent une fonction discursive, avec les gestes qui pointent des choses, les lieux qu’ils peuvent montrer, les personnes qu’ils croisent lorsqu’ils sont avec nous. Tout ceci assure une fonction bien particulière : d’un côté des mots se réveillent et de l’autre, ils entrent dans le récit à la place du mot qui manque.

De même, nous savions à l’avance qu’en offrant l’écoute et l’enregistrement d’un témoignage, nous tenterions d’opérer une inversion dans la demande, ce qui ne fut pas un problème durant la réalisation de notre intervention. Nous avons également demandé à ce que l’accueil de chaque riverain soit fait par un binôme de cliniciens. L’objectif étant d’assurer le maniement et la dissolution des effets de transfert, compte tenu de la courte et intense durée de l’intervention. Notre idée fut de créer au moins deux perspectives pour une même expérience moyennant quoi une fausse idée d’unité et de cohérence serait évitée.

Qu’avons-nous trouvé ?

Les services publics de santé mentale ne furent pas sensibles à la demande diffuse qui pointait vers un mal-être ressenti. Possiblement pour cette raison, le discours médical réalisa sur place une action médicalisante, transformant des problèmes d’origine non-médicale en questions strictement biomédicales.

Les agents sociaux qui comprirent mieux les rapports intriqués entre l’économie et la politique, les mœurs et la santé, la clinique et les habitudes de vie, furent ceux issus des mouvements sociaux qui portèrent spontanément secours à la population touchée. Au-delà de leurs rapports spécifiques et pertinents pour la lutte des droits, ils parurent offrir aux riverains des recours de survie psychique. Dès nos premières visites sur place, nous comprîmes que la résistance et la lutte, d’abord contre la construction du barrage et ensuite pour l’adoucissement des dommages infligés, fonctionnaient comme une suppléance identitaire face à la destruction touchant la totalité du système d’identifications de la communauté. Pourtant, se reconnaître en tant que victime et cumuler des liens pratiques et discursifs autour de cela contribuait, maintes fois, à l’aggravation de la souffrance et des symptômes. À chaque défaite, à chaque mouvement fragmentaire, un cycle extensif de répétition se consolidait. Au deuil de la perte des idéaux succédait la perte des ressources de recomposition et de résilience.

D’un autre côté, l’expérience communautaire porteuse des processus identificatoires et de liens pour le sujet était volontairement désarmée par une procédure décidée par le concessionnaire Norte Energia (Brum, 2015). Les négociations avec les riverains furent conduites individuellement, portant ainsi directement atteinte à la source potentielle de résistance et de solidarité de cette communauté.

Nous rentrâmes du deuxième voyage avec une question importante : la clinique psychanalytique pourrait-elle fonctionner en dehors de la culture qui l’avait inventé ? Serait-elle en mesure de répondre à ces évènements de notre époque ? Et si oui, comment ?

Par la suite, nous organisâmes un séminaire au sein de l’Institut de Psychologie de l’Université de São Paulo (IP/USP), premier jalon à poser afin de former l’équipe de la Clinique du Soin. Nous avons reçu des leaders du Xingu, Marcelo Salazar (Institut Socio-Environnemental) Antônia Melo (Mouvement Xingu Vivant pour Toujours), Eliane Brum (idéalisatrice du projet),  Deborah Noal et Cecilia Weintraub (Médecins sans frontières). Nous contâmes également avec les contributions des professeures Miriam Debiaux et Maria Livia Tourinho.

Tous ceux désirant se rendre dans le Xingu avec nous devaient assister au séminaire, afin de connaître les discussions et échanges que nous avions à propos du territoire et du dispositif clinique en création. Ensuite, les professionnels sélectionnés, issus de différentes régions du Brésil, participeraient à un groupe d’études qui allait durer cinq semaines.

Parallèlement, nous réalisâmes une campagne de financement participatif afin de permettre le voyage d’une équipe clinique à Altamira. À ce moment-là nous comprîmes que l’origine de l’argent pouvait marquer une différence au niveau de l’engagement pris auprès de la population victime de l’omission violente de l’État. Nous arrivâmes grâce au financement de personnes ordinaires. Un instant, donc, communautaire, un tissage de lien entre accompagnants/soutenants et notre proposition qui a viabilisé le travail.

Nous retournâmes une fois de plus à Altamira fin 2016 et composâmes l’équipe de travail interdisciplinaire auprès du Ministère Public Fédéral[5]. Ceci eut pour résultat la constitution du conseil riverain, conçu comme « organisme délibératif et autonome destiné à assurer les principes d’autodétermination et d’auto-reconnaissance dans le processus de reterritorialisation en cours » (Cunha, 2017, p.36).

Tel un organisme délibératif, le conseil devait énoncer les traces de son identité riveraine, un vrai travail de reconnaissance collective autour d’une histoire commune, ce qui ne fut pas sans effet en termes de remémoration et d’élaborations des faits. À ce conseil, nous adressâmes notre demande d’indication des personnes susceptibles de présenter un besoin lié à la souffrance psychique.

La clinique du soin

Nous proposâmes une intervention clinique sur place, basée sur une série de constats. En effet, plusieurs récits et témoignages locaux nous faisaient part d’une augmentation expressive de maladies du corps (occurrence commune parmi la population depuis l’arrivée de l’usine) ainsi que d’une intense souffrance psychique. Nous avons aussi conclu que les dispositifs de traitement présents sur le territoire ne faisaient pas face à l’étendue systématique de la souffrance chez les riverains.

Nous ne centrâmes pas notre attention sur des diagnostics médicaux de maladies physiques ou de troubles psychiatriques, mais sur une métadiagnostique plus générale, selon laquelle la souffrance génère de multiples effets capillaires : sur la santé en général, mais aussi dans ce que nous appelons santé mentale, dans le lien social, dans les fonctionnements familiaux, dans l’oppression des minorités. Depuis Freud, nous appelons malaise (Unbehagen), une telle incidence disséminée de la souffrance (Freud, 1930).

Afin d’accueillir cette communauté d’habitants sans quartier, de familles sans voisinage et de pêcheurs sans fleuve, nous inventâmes la stratégie « Clinique du soin ». Un dispositif clinique d’attention portée à la souffrance psychique, basé sur le soin de cette population en état grave de vulnérabilité sociale, articulé à l’expérience territoriale. Un modèle d’attention portée à la souffrance psychique qui inclut des dispositifs ouverts de soin sur le territoire et dans le respect de ses particularités.

Nous créâmes l’expression « Clinique du soin » à partir d’une des possibles traductions du concept de cure[6] qui est justement « soin », comme dans le « cura sui » des latins et qui semble se situer dans l’archéologie de la pratique psychanalytique en tant qu’éthique (Dunker, 2012).

Répondant à notre pari, l’expérience du parler et de l’accueil par l’écoute sous transfert instituèrent la construction d’une narration particularisée de la souffrance. En outre, le sujet pouvait s’engager, avec l’aide du clinicien, dans la recherche des termes permettant de « passer à autre chose », formule utilisée par Jean Allouch (1995, p.7) dans Lettre à lettre, lorsqu’il définit l’expérience de la santé mentale.

D’orientation méthodologique psychanalytique, le dispositif créé impliqua l’offre présentielle d’écoute et de témoignage auprès de la communauté atteinte, basée sur la production d’expériences de reconnaissance de soi et d’historisation du processus de production de la façon actuelle de vivre.

Nous avions pour but un repositionnement du sujet dans le discours et ceci a demandé l’élaboration d’une stratégie fort spécifique, soutenue par des tactiques peu conventionnelles dans le cadre clinique. Nous conclûmes que nos objectifs devaient être aussi diffus que l’état de malaise rencontré : favoriser ou déclencher des processus de deuil, repositionner les identifications de groupe, narrativiser la souffrance, adresser cette dernière à de nouvelles pratiques de résistance sociale et aux nouveaux moyens de traitement disponibles, recomposer des situations interpersonnelles critiques dérivées de l’installation et de la fragmentation des familles et de leurs habitudes. Finalement, repositionner les sujets devant des symptômes spécifiques qui motivèrent leurs plaintes et les amenèrent vers notre groupe de soin (insomnies, énervements, conversions et somatisations, impulsivité et dépressions). Afin de définir la stratégie, nous partîmes de l’observation de Lacan où un analyste serait bien plus libre quant à sa tactique que par rapport à la stratégie du transfert dans le support/maintien de la politique de la cure (Lacan, 1958, p.596).

Afin de « faire voir et parler » (Deleuze, 1990), de supporter l’intervention et sa direction, de donner place au sujet de l’inconscient, la construction du dispositif fut considérée comme devant elle-même impliquer des processus de subjectivation (Chiaccia, 2010, p.94).

L’opération Belo Monte déclencha une expérience qui dépasse la capacité de nomination des concernés. Il s’agit d’une expérience qui ne peut s’inscrire et qui demeure référée au registre du Réel. Dans ces cas, il n’est pas rare qu’un déficit narratif advienne, soit qu’un chemin s’ouvre vers le recours à des formes préétablies d’expression et de reconnaissance de la souffrance. Ici, nous comprenons que le sujet s’est servi et s’est constitué à partir du mouvement du groupe. La catastrophe qui s’abattit sur des centaines de familles expulsées de leurs logements originaires fut chiffrée par des narrations établies dans les champs politique et juridique. La lutte au niveau des droits civils constitue une action qui organise la vie des personnes atteintes par l’inondation provoquée par le barrage de Belo Monte. Le discours et le militantisme, basés sur la revendication des droits civils radicalement violés, consistent en une stratégie politique pertinente pour le sujet et d’un rattachement subjectif. Il est donc nécessaire de considérer l’importance de cette construction identitaire qui, dans ce territoire, assume le caractère radical de la survie, surtout de la survie subjective.

Cependant, il est également nécessaire d’entendre que la formation de cette « communauté unie par le pire », par le propre mécanisme d’identification en jeu lors de la constitution des liens imaginaires du système groupal, crée une résistance contre le passage vers une relation singulière de chacun à son expérience. En ce sens, la subjectivation de l’évènement traumatique est compromise. Le même évènement, y compris la violation des droits civils, assume un caractère et des fonctions variables selon chaque individu et sa corporéité. Les histoires et les contingences absolument singulières perdent leur place dans les formations discursives collectivisées.

L’issue que trouve le sujet pour supporter la soudaine désarticulation de son mode de vie est identitaire. Face à la destitution, le sujet répond « je suis » : « je suis riverain », « je suis pêcheur » mais aussi « je suis malade », « je suis un atteint de Belo Monte ». Par le biais de l’identification au discours revendicatif produit par les mouvements sociaux et de l’identification massive au discours médical, les sujets construisent la narration de l’expérience de la souffrance dans le territoire ici référé : la première voie assure l’appartenance et la deuxième la qualification possible de l’effet sur le corps des pertes subies dans les champs objectif et subjectif.

La prétention de notre intervention, avec la recherche d’un changement de discours, ne fut pas d’atteindre la condition fantasmatique des atteints afin de les travailler mais plutôt de réduire – à travers l’exercice inédit sur place de nomination de l’expérience propre de souffrance et à partir du lexique signifiant de celui qui parle – l’écart entre l’idéal et la réalité de l’horizon du sujet, faisant vaciller l’identité et permettant une ouverture au champ discursif.

Ce fut au travail clinique de soutenir la légitimité de la perte, de trouver les termes de l’identification en cours et ainsi d’œuvrer à ce que le sujet puisse marcher vers un déplacement de son ancrage par rapport à l’expérience du même et que cet ancrage soit supporté par des traits identificatoires qui laissent place aux montages singuliers. Un tel mouvement ne devait pour autant destituer le sujet de son engagement dans le lien social à travers la revendication des droits.

L’impact sur le système identitaire qui pourrait donner place au sujet, sans violer les identifications qui les soutenaient dans le champ de l’Autre, constitua un volet spécifique de notre projet qui se bâtit en articulation avec la scène politique de l’intervention.

La Clinique du soin prétendît opérer une désidentification qui ne destituerait pas l’appartenance. Un autre rapport à l’idéal tend aussi à construire un autre positionnement du sujet vis-à-vis de l’impossible. Une telle subversion fut notre ancrage fondamental. En déstabilisant le couple signifiant S1-S2 et en faisant vaciller le savoir – élément central de la proposition identitaire –, le S1 acquiert un nouveau statut dans son rapport à « l’objet a, signe de la singularité qui échappe à son aliénation à l’Autre » (Fingermann, 2009, p.23).

La fonction du désir de l’analyste (réponse de Lacan aux postfreudiens qui prirent comme matériel de travail clinique les affects contre-transférentiels dans un but de légitimation) fut l’argument nécessaire dans le soutien d’une pratique qui choisit de ne pas se réaliser via l’exercice d’un pouvoir, mais au contraire proposer, politiquement, de discuter le pouvoir.

Entre la négation de l’impossible retour vers ce qui a été perdu (exprimé comme demande dans le discours de lutte pour la restitution du passé) et l’impuissance exprimée vis à vis du corps malade (sous l’appellation dépression, qui paralyse le sujet) nous pariâmes que la psychanalyse pouvait offrir une troisième voie de traitement.

L’expérience démontra qu’une opération clinique s’est de fait produite avec l’intervention : un changement de position subjective eût lieu. Même si tous les éléments d’un cadre classique se retrouvèrent suspendus, nous constatâmes que l’opération fut possible, étant donné que l’éthique de la psychanalyse – régulatrice de la pratique clinique – trouva lieu dans la fonction désir de l’analyste. Cette dernière, unique élément indispensable et incontournable dans l’exercice de l’analyste, soutint la réalisation de cette clinique.

À la fin, nous fîmes le compromis de retourner sur place, avec le registre des histoires en développement et en transformation. Ainsi, nous indiqua Madame Rosa, lors de notre dernière conversation, pendant qu’elle prépara un açai[7] : « Vous savez, Madame Maria, notre discussion a été très importante pour éclairer les pensée[8]… On est ici, coincés et on voit pas… quand j’habitais l’île tout était ouvert, la vue du fleuve qui n’en finissait pas, ici non, ces grillages c’est pas bon pour nous. J’ai beaucoup aimé ces proses de nos vies, pas besoin d’expliquer ce que vous faites ici, j’ai déjà compris tout – je sais ce que vous faites ici… les enfants d’Altamira sont oubliés, vous faites de la mémoire. »

Nous passâmes quinze jours avec une équipe de dix-huit professionnels à Altamira. Nous travaillâmes soixante-deux cas. Cent soixante et onze entretiens furent réalisés. Chaque soignant [cuidante] écrivit les cas qu’il accueillit. Chaque cas fut donc écrit par deux analystes. Il est nécessaire de transmettre ces cas, faire à partir d’eux une autre écriture, les rendant singuliers et dépersonnalisés, afin que cette histoire puisse être racontée. Nous fîmes 2600 kilomètres en voiture et bien d’autres en bateau voadeira[9]sur le fleuve. Cependant, le vrai tour est dans ce que nous enregistrâmes et que nous passâmes.

Belo Monte n’a certes pas inventé la souffrance et le traumatisme, mais cela ne diminue pas pour autant l’évènement qui, de fait, a conduit les atteints, dans leurs différentes subjectivités, vers la souffrance la plus profonde. L’évènement réactive l’expérience traumatique ou bien, en la produisant, met en scène le pire de chaque histoire. Une fois de plus et dans ce cas précis, nous avons confirmation de combien l’expérience traumatique s’articule pour le sujet à des violences antérieures ressenties comme éternellement présentes. L’expérience de la violence produit des immobilités.

Il est nécessaire, puisque il est encore temps et d’actualité, de faire passer au lieu d’effacer – notre argument étant l’indéniable souffrance de chacun des atteints – l’effet de la violence. Violence qui est humaine, qui émane de l’État et de l’établissement de la vie sous l’égide néolibérale.

Il est nécessaire de laisser passer le crochet public-privé, l’effet puissant de Belo Monte sur tout un chacun et capable de les déposséder des vies aussi diverses que les visages possibles de l’expérience humaine. Il est absolument nécessaire de faire usage du potentiel critique que les symptômes apportent pour la compréhension d’un état social déterminé. La souffrance, toujours singulière, ne réduit pas une expérience au champ que nous entendons comme privé. La souffrance fait aussi le commun.

 

Références bibliographiques

 

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*Ilana Katz est psychanalyste, Docteur en psychologie et éducation par la FE/USP et chercheur de
post-doctorat du LATESFIP, IP/USP ; Coordinatrice clinique du projet « Réfugiés de Belo Monte : une expérience de santé mentale avec les riverains atteints par Belo Monte ».
[1] Organisme homologue au Défenseur des Droits, en France. (N.d.T.)
[2] Au Brésil, c’est le ministère public fédéral qui est chargé de la défense des droits sociaux des citoyens face aux Cours de Justice Fédérale et la Cour Suprême Fédérale. Il est saisi dans toute situation d’intérêt public d’ordre fédéral (différemment des Parquets étatiques, le Brésil étant une fédération). Sa plus haute autorité est le Procureur Général de la République. (N.d.T.)
[3] L’Institut Oswaldo-Cruz est une institution localisée à Rio de Janeiro au Brésil. Elle est liée au gouvernement fédéral brésilien et promeut la recherche dans le domaine de la santé publique. (N.d.T.)
[4] La route Transamazonienne (BR-230) est une route qui relie le Pérou à l’Atlantique. Projetée dans les années 1970, elle est longue de 4 223 km. La route est en grande partie faite en terre battue, seule une partie de la route est asphaltée. (N.d.T.)
[5] Cette étape du projet est référencée dans le procès-verbal de l’audience publique “Garantie du mode de vie de la population riveraine face aux impacts réduits de l’Usine hydroélectrique Belo Monte”, convoquée par le bureau du Procureur de la République, en novembre 2016.
[6] En français dans le texte. (N.d.T)
[7] Préparation typique brésilienne, à base du fruit açai, une espèce de palmier de la famille des Arecaceae. Le fruit est connu par les indigènes sous le nom de içá-çai, qui signifie « le fruit qui pleure ». (N.d.T.)
[8] Fautes d’accords maintenues pour insister sur le parler spécifique et les conditions socio-économiques du sujet. (N.d.T.)
[9] Les bateaux Voadeira sont typiques de l’Amazonie. Ils sont largement utilisés pour le transport fluvial et pour la pêche. Il s’agît d’un bateau à moteur avec une coque légère en métal. (N.d.T.)