Dora : un homme, un vrai ?

Texte de l’intervention prononcé lors de la journée du Pôle 9 Ouest de l’EPFCL-France, Semblants d’homme, à Rennes, le 5 octobre 2019.

 

Semblants d’homme – Livre Numérique

 

On sait à quel point Dora, pour tenter de répondre à la question de ce que c’est qu’une femme, en a passé par des hommes comme supports d’identification, objets de désir voire supports de désir. Dora, parangon d’hystérie, nous renseigne ainsi sur ce que c’est qu’un homme et sur le fait que l’hystérique, au défi de l’étymologie, c’est d’abord, voire surtout, un homme, un vrai.

La subjectivité procède à la fois du désir et de l’identification. Dora se positionne subjectivement comme réglée, orientée par et soumise à la loi phallique. Pour autant, plus qu’une femme phallique, je préfère l’expression de Lacan visant une femme qui – avec « naturel » -« se réclame(rait) de sa qualité d’homme »[1]. La part masculine en Dora ne préjuge ni n’augure d’une impossible part féminine, au sens de la sexuation. Cette réserve étant posée, je voudrais insister sur ce qui, dans l’hystérie de Dora, ramène inexorablement sa structure du côté d’un désir phallique.

Ainsi, «  faire l’homme, selon Balbino Bautista, s’entend en deux sens , le faire être, aider à son institution, et se faire l’être, s’instituer comme tel, en sorte que l’hystérie féminine n’est la cheville ouvrière de l’hystérie masculine qu’à installer une domination, le tout-phallique[2] »

Quand Dora fait l’homme, c’est à la fois celui qu’elle veut avoir, celui qu’elle veut être… et ce qu’il en reste à l’issue de son indétermination.

Le premier homme dans la vie de Dora, classiquement, c’est son père. Par dépit oedipien, à défaut de l’avoir, elle va s’y identifier de toutes les manières possibles, encouragée en cela par la propre revendication du père à son égard, quand il dit, par exemple, que « Dora a hérité de son entêtement ». Freud en atteste d’ailleurs en soulignant qu’il « n’était pas douteux qu’elle appartint, tant par ses dons et par son intelligence précoce que  par sa disposition morbide, à (sa) famille (paternelle)[3] ».

L’identification de Dora à son père se situe en un point pivot entre imaginaire et symbolique, au lieu sans doute de l’idéal-du-moi. Lacan explique, en effet, dans sa leçon sur « les insignes de l’idéal[4] », comment il y a identification à un objet dont on a été privé préalablement, identification dans le registre imaginaire, puis prélèvement d’un insigne sur cet objet. C’est ainsi que, selon lui, « la relation oedipienne se révèle constituée chez Dora par une identification au père (…). Cette identification transparaît en effet dans tous les symptômes de conversion présentés par Dora[5] » : il s’agira, par exemple, de sa toux caractéristique, prélevée sur la tuberculose paternelle. Alors se produit une bascule vers le symbolique et l’introjection des insignes (traces de l’amour perdu), qui prennent valeur d’idéal-du-moi.

A défaut de l’avoir, donc, Dora pourrait l’être, son père, s’y identifier, en tous cas. Son idéal la porte ainsi du côté de la masculinité, du côté d’être un homme, ce en quoi elle est garantie par le fait que, comme on l’a vu plus haut, les insignes paternels lui sont conférés par l’intéressé, qui la désigne, en quelque sorte, comme son héritière. De cette place, Dora peut orienter son désir vers le même objet que Papa, c’est à dire vers Madame K. Dora est d’autant moins démentie dans cette posture que l’impuissance sexuelle même de son père lui fait savoir, à coup sûr, que le phallus n’est pas l’organe – dès lors, de quoi pourrait-elle être dépourvue qu’elle ne puisse faire jouir Madame K ?

Cela explique le soin, voire l’ardeur que met Dora à soutenir la parade virile de son père vis-à-vis de Madame K. En un sens, et quoiqu’elle se prétende victime de manigance, Dora manipule et fait de son père, sinon son objet, du moins son jouet : non seulement, c’est une manière d’accéder par procuration à Madame K, mais en outre, cela fait de son père un homme, capable de satisfaire une femme. Et à cet homme-là, Dora s’identifie. Cela m’évoque la remarque de Lacan dans les Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine, où il note que « s’il n’est pas de virilité que la castration ne consacre, c’est un amant châtré ou un homme mort, qui pour la femme se cache derrière le voile pour y appeler son adoration – soit du même lieu au-delà du semblable maternel d’où lui est venue la menace d’une castration qui ne la concerne pas réellement ». Au fond, le père de Dora, comme homme idéal, est à la fois hors d’atteinte de la castration puisque déjà châtré, et en mesure d’obtenir l’objet de son désir. « D’un côté (j’emprunte la citation à Pierre Bruno) le père est mort et désactivé, de l’autre il est le seul à jouir [6]».

Dans ces conditions, on comprendra bien que si Dora veut (avoir ou être) un homme, un vrai, elle n’en veut pas un qui bande! Qui bande comme le fougueux Monsieur K, tandis qu’il lui vole un baiser ou lors de la scène du lac : Dora n’a cure de tant d’honneur, et le dévirilise d’un soufflet. Dès lors que Monsieur K fut remis à sa place, ainsi castré, elle eût pu continuer d’en être entichée, c’est ce qu’a perçu Freud. Mais pour Lacan, Freud fait erreur dans la mesure où il est trop centré sur « ce qui peut être l’objet du désir de Dora. Il ne se demande pas avant tout et d’abord, non seulement ce que Dora désire, mais même qui désire dans Dora. Freud s’aperçoit que l’objet qui intéressait vraiment Dora est Madame K. (…) la configuration du cas Dora se présente donc ainsi : c’est en tant qu’identifiée à Monsieur K[7] » qu’in fine, Dora désire Madame K.

Cette identification imaginaire à Monsieur K. permet à Dora de se croire d’être celui, équipé du phallus imaginaire, qui désire Madame K. et est susceptible de la combler. Lacan précise encore : « ceci , qui arrange fort bien l’hystérique pour sa satisfaction et son équilibre (que) l’identification se fait à un petit autre qui est, lui, en posture de satisfaire au désir. C’est Monsieur K, le mari de Madame K, cette Madame K si séduisante, si charmante, si éclatante, l’objet véritable du désir de Dora[8] ». Pour autant, en amont de cette identification imaginaire, il en est une autre, plus fondamentale, plus archaïque pour Dora et qui constitue pour elle depuis longtemps, une identification symbolique à l’idéal-du-moi, il y a, en effet, en arrière-plan de cette identification à Monsieur K., une identification à son propre père comme impuissant, incapable de satisfaire le désir de Madame K. et donc, a contrario, susceptible de le susciter toujours. C’est là d’où Dora peut désirer Madame K., de cette double identification masculine. Or, Madame K est désirable à deux titres, pour Dora : au titre de l’objet d’amour, mais aussi, et peut-être surtout, au titre du savoir. Car Madame K représente une réponse à la question de Dora sur ce que c’est qu’une femme : une femme, au fond, serait destinée à être désirée mais pas comblée par un homme – son père, en l’occurrence, et en tant qu’il est un idéal d’elle-même. Une femme, peut-être même comblée de ne pas l’être, ainsi maintenue sempiternellement objet du désir de l’homme qui ne peut pas la posséder et la faire déchoir au rang d’objet tout court.

À ce stade apparaît une certaine indétermination, voire une indétermination certaine, de Dora quant à son sexe. Plus si sûre d’être un homme, peut-être? Lacan repère malicieusement que pour une hystérique femme, « devenir une femme, et s’interroger sur ce qu’est une femme sont deux choses essentiellement différentes. Je dirai même plus, que c’est parce qu’on ne le devient pas qu’on s’interroge, et jusqu’à un certain point, s’interroger est le contraire de le devenir.[9] » Dora reste sur la ligne de crête, hésitante. Être ou avoir le phallus? Il s’agit de « … s’assurer que, ce manque, non seulement on l’est mais aussi bien on en dispose, on l’a[10] »! Elle ne saurait y renoncer.

Dora se vit agissante, mue par un désir que l’insatisfaction hystérique oriente vers des objets mis en série : son frère, son père, une gouvernante, Monsieur K, Madame K, un fantasme d’enfantement, et même, plus tard, le jeune ingénieur… des objets en série, comme un homme. Il semble que Dora pose ces objets de désir « comme ce qui fait obstacle à sa propre disparition comme sujet, mais aussi corrélativement comme le seul lieu de jouissance[11] » : s’en départir en se faisant objet menace imaginairement le sujet comme tel, et Dora ne s’y résout pas. C’est là qu’interviennent deux événements dans la vie de Dora, deux événements cruciaux, qui frappent Dora comme autant de désillusions.

D’abord (ce n’est pas chronologique), ce gougnafier de Monsieur K, décidément à côté du sujet, qui annonce à Dora : « ma femme n’est rien pour moi ». Ce disant, il altère le brillant de l’objet, il déphallicise l’objet du désir de Dora. Quel affront! D’où aussi, la fameuse gifle. J’y vois presque un avatar de Cyrano de Bergerac, face à un fâcheux, qui venait de qualifier son appendice nasal de « petit, tout petit, minuscule[12] »… un si beau phallus au milieu de la figure, ainsi dégradé, minimisé? Que nenni, Cyrano, lui aussi, souffleta le fâcheux en exhibant fièrement son nez. Je ne peux m’empêcher aussi, puisque manifestement la question est intemporelle, de citer Renaud  – à propos de sa gonzesse :

« Si tu dis qu’elle est moche

Tu y manques de respect

Je t’allonge une avoine

Ce sera pas du cinoche

Mais si tu dis qu’elle est belle

Comme je suis très jaloux

Je t’éclate la cervelle

Faut rien dire du tout… de ma gonzesse[13] »

Bref, une première désillusion pour Dora, dont l’objet de désir phallique est naïvement mis à bas par Monsieur K, qui croyait avoir plus d’arguments que sa femme pour séduire Dora.

La seconde désillusion vient cette fois de Madame K elle-même. Dora comprend, après l’affaire du lac, que Madame K a médit d’elle et qu’en réalité, « elle ne l’avait pas aimée pour elle-même, mais pour son père [14]». Sans doute est-il décevant pour Dora, sur le plan du désir, de n’être pas l’objet de celui de Madame K. Mais surtout, sur le plan de l’identification, du processus identitaire imaginaire, les propos de Madame K défusionnent Dora de son père, l’arrachent à cette image d’elle même comme on lui aurait fait rendre gorge ; Madame K lui révèle qu’elle n’est pas le substitut, la représentante de son père, porteuse du phallus imaginaire et dont il l’a lui-même nommée héritière. Freud met en lumière les « sentiments virils[15] » de Dora, et précise que «  le sentiment de jalousie féminine (par rapport à la possession du père) était accouplé, dans l’inconscient, à une jalousie analogue à celle qu’aurait éprouvée un homme » Dora ne s’imagine-t-elle pas, non pas être le phallus pour attirer Madame K, mais l’avoir, au même titre que son père, et sans doute d’autant mieux que l’impuissance de son père ne vient pas faire valoir ce qu’elle n’a pas ?

Au fond, ce que Dora ne supporte pas, ce n’est pas qu’on la trompe, mais qu’on la détrompe, sur ce point qu’elle n’a pas de phallus à faire valoir.

Le phallus, d’abord Dora ne démord pas de l’avoir, mais finit par être rattrapée par le devoir l’être… d’où son insurrection contre la tentative de Monsieur K de la réduire à être son objet – et ce, malgré une attirance libidinale pour lui, non exclusive de celle éprouvée pour Madame K. Inconsciemment, Dora ne veut pas être traitée comme un objet (comme une domestique, une gouvernante, par exemple) et, comme l’écrit Pierre Bruno, « se leurre de pouvoir (…) se dérober comme objet, ou plus précisément pouvoir ne laisser aux mains de l’Autre qu’une dérisoire queue de lézard[16] ».

Au fond, peut-être Dora, édifiée malgré eux (et malgré elle) par Monsieur et Madame K, sait bien qu’elle n’en a rien, du phallus, mais qu’il lui faut garder ce rien qui fait sa liberté, liberté de sujet désirant, et qu’il lui faut se servir de ce rien hors de l’avoir de l’homme. Jouer et jouir de ce manque qui fait d’elle un sujet, et non pas du manque de l’Autre qui voudrait faire d’elle un objet.

Pour Dora, cette question insurrectionnelle est inscrite dans un siècle patriarcal, mais pour les femmes et les hommes de l’après #MeToo, c’est aussi la question d’un désir – féminin – y a -t-il un désir féminin? – en tous cas d’un désir assumé comme tel. L’essayiste Belinda Cannone[17] dépasse ainsi la question contingente[18] du consentement, en prédisant que « le jour où les femmes se sentiront autorisées à exprimer leur désir (et l’assumeront, dit-elle en substance plus tard), elles ne seront plus des proies », c’est-à-dire plus (seulement) des objets. Dora, en 2019, à l’heure des déclinaisons infinies des identités dites de genre, à l’heure encore des « no-sex » – dont je pense qu’il y aurait beaucoup à dire, pour la psychanalyse, plus encore peut-être que des revendications identitaires –  bref Dora nous invite peut-être à envisager la puissance du désir au-delà de la ligne de démarcation, et de rivalité[19], que Lacan repérait, en 1960, entre les tenants du désir et les appelants du sexe. Dora désire « comme un homme » et refuse d’être réduite à « disposer » comme une Pénélope. L’hystérique est un homme, un vrai, et avec la puissance de ceux  -devrais-je dire celles – qui n’ont rien à perdre…

Décidément, Dora n’a pas fini d’en dire pour la cause des femmes… et des hommes !

 

[1] LACAN J., « Propos directifs à la tenue d’un congrès sur la sexualité féminine », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.725-736.
[2] BAUTISTA, B., « L’hystérie, masculine », dans Psychanalyse, 2009, n°14, p.5-26, p.13.
[3] FREUD S., « Fragments d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, PUF, Paris 1954, édition de 1997, p.11.
[4] LACAN J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, op.cit., Leçon du 19 mars 1958, p.287-301, p.294.
[5] LACAN J., « Intervention sur le transfert, prononcée au Congrès des psychanalystes de langue romane »,dans Ecrits, Paris, Seuil, [1951] 1966, p.215-226, p.219.
[6] BRUNO P., « La, La, La », dans Psychanalyse, 2008, n°13, p.5-17, p.11.
[7] LACAN J., Le Séminaire Livre III, Les psychoses, op.cit., Leçon du 21 mars 1956, p.319.
[8] Idem.
[9] Idem.
[10] BAUTISTA, B., « L’hystérie, masculine », op.cit., p.13.
[11] BRUNO P., « La, La, La », op. cit., p.11.
[12] ROSTAND E., Cyrano de Bergerac, Comédie héroïque en cinq actes en vers, Paris, 1897, Acte 1, scène IV.
[13] SÉCHAN R., « Ma gonzesse », dans album éponyme, 1979.
[14] FREUD S., « Fragments d’une analyse d’hystérie », op.cit., p.45.
[15] Ibid., p.46.
[16] BRUNO P., « La, La, La », op. cit., p.10-11.
[17] Le Monde, 9 janvier 2018.
[18] Au sens de secondaire à celle du désir.
[19] LACAN J., « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine », op.cit.