L’exil de la langue – Introduction

Article publié dans la revue PLI n° 1 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-Pôle 9 Ouest). Conférence prononcée à Rennes le 17 décembre 2005 dans le cadre d’un colloque ayant pour thème « L’exil de la langue », organisée par les membres de Rennes de l’Ecole de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien

Je partirai de quelques questions pour introduire cette rencontre sur « L’exil de la langue »[1].

Quel est l’impact de ce qui se passe dans le monde, de ce qui s’appelle ensuite l’Histoire, sur un être-parlant ? De quelle manière cette Histoire constitue-t-elle le sujet ? Mais aussi, en quoi les événements du monde qui nous entoure et dans lequel nous vivons, concernent la psychanalyse et à quel titre ?

Si nous comprenons que la science est une condition épistémique de la psychanalyse, la démocratie en est la condition politique majeure. La psychanalyse est toujours dévoyée et combattue dans les régimes totalitaires. Et ce n’est pas par hasard qu’elle fut inventée dans l’Europe d’avant le nazisme, pour se déployer ensuite dans les démocraties.

La barbarie existe en tant que réel auquel chacun est confronté. Cet « immonde du monde »[2] dont les psychanalystes s’occupent, ce réel de l’horreur qui mène au pire, aurait-il à voir avec le réel rencontré dans une cure analytique ? Et comment ?

Ces questions bien sûr ne s’adressent pas seulement aux psychanalystes, mais à tous ceux qui sont concernés par l’Histoire du siècle dernier, ce XXème siècle, que Gérard Chaliand qualifie de « siècle des génocides »[3], arméniens, juifs, cambodgien, rwandais et d’ex-Yougoslavie.

Quel rapport au monde peut alors entretenir le descendant d’une telle combinaison meurtrière, notamment quand elle continue aujourd’hui encore d’être déniée ? « Et bien, ça n’a jamais existé », c’est ce que Yves Ternon appelle « un génocide parfait »[4]. Et ceci se redouble de la position fondamentale du sujet de l’inconscient, son « je n’en veux rien savoir ». Lâcheté de l’Histoire ou lâcheté du sujet ?

Ainsi, à quel Autre est confronté l’héritier d’un « exilé de nulle part » comme le nomme Janine Altounian ? Cette question concerne, de nos jours et à grande l’échelle, un nombre de plus en plus croissant de sujets : héritiers d’épaves échouées de cataclysmes politiques.

Dire l’histoire, en faire un récit pour border un impossible à dire suppose une adresse : un lecteur, un auditeur, un destinataire, un psychanalyste aussi bien. Et, de l’Histoire collective à la petite histoire de chacun, lorsque se noue le réel de l’Histoire au réel d’une histoire singulière, se pose la question du traumatisme et donc du témoignage. C’est en ce sens, me semble-t-il, que le travail d’écriture de Anne Henry et de Janine Altounian intéresse les psychanalystes parce ce que ce sont des réflexions et des réponses sur la transmission.

Qu’est-ce qui se transmet d’un sujet à un autre ? Qu’est-ce qui se transmet par le témoignage apporté par les survivants chez les descendants – ce que Janine Altounian appelle « la survivance comme traduction d’un trauma » ?

Pour s’inscrire dans le langage et accéder au statut de sujet parlant, il faut avoir été inscrit dans le langage par le désir de l’Autre. La capacité d’habiter le langage passe par la confiance accordée à l’Autre. Et cet Autre n’est pas seulement celui de la langue maternelle. Michel de Certeau[5] rappelle « qu’il faut un espace autre, coupé de la mère, pour qu’apparaisse la nomination paternelle et donc la langue », et que, « ce qu’on appelle langue maternelle, c’est à dire le produit de cette séparation et le signe qu’elle a eu lieu, est, en fait, langue paternelle ».

S’inscrire dans la langue de l’Autre est donc vital. En ce sens nous sommes tous des exilés ; des exilés de La Chose – Das Ding – dans le langage. Comme l’écrit Edmond Jabès, « Pour l’exilé, la terre est aussi dans les mots. Et cette terre se dévoile dans les mots d’une autre langue. »[6]

S’il n’y a pas de parole possible sans inscription dans l’univers symbolique, humain, qu’est-ce qui en témoigne et qui en est le témoin ? Le témoignage ne cherche-t-il pas à refaire, à recréer du lien là où il y avait rupture, exil, déchirure ?

En effet, la négation du lien social, constitue pour les victimes de violences extrêmes une catastrophe psychique, une butée radicale : blessures irréversibles pour le survivant et pour ses descendants, mais aussi pour la société toute entière qui a laissé La Chose se faire, parfois sans mot dire/maudire. L’effondrement de la croyance en une identification symbolique est l’héritage commun avec lequel chacun de nous doit désormais vivre. Pouvons-nous faire comme si nous ne savions pas ? Comment faire avec ce savoir transmis ? « Il n’y a pas de savoir qui préexiste à la transmission, c’est la transmission qui est le savoir même »[7], a pu dire Claude Lanzmann à propos du film Shoah.

Dans les livres de Janine Altounian qui forment une trilogie et dans le travail d’écriture de Primo Levi que nous apporte Anne Henry, lever le voile de l’horreur pour faire advenir une parole là où n’y avait que mutisme, se pose, je crois, une autre question : quelle place le témoignage peut réserver aux silences de la mémoire ?

La mémoire, écrit Paul Veyne à propos des grecs anciens, « est vérité puisque la vérité est le contraire de l’oubli[8] ». Et selon le Littré, la mémoire est « ce qui reste de quelque chose ou de quelqu’un qui a disparu. »

On peut dire que l’oubli est premier et que la mémoire est un effort. La mémoire est un travail, un devoir de mémoire sur le socle des histoires individuelles et collectives. La mémoire travaille donc sur le silence des générations successives, contre le refoulement au cœur du symptôme de chaque sujet.

Reste l’aporie qui rend parfois impossible à la fois le silence et à la fois la prise de parole. Cet impossible, écrit très justement René Char, « nous ne l’atteignons pas, mais il nous sert de lanterne.[9] »

Certains sujets choisissent de se taire définitivement – épisode que l’on qualifierait un peu trop vite de mélancolique – et d’autres n’en finissent plus de parler. D’autres enfin, en cherchant, non pas à parler, mais l’inscription possible d’un dire exilé de la langue de l’Autre, ne sont pas entendus. Comment donc conduire le témoin à un dire et en même temps respecter les trous de l’innommable dans le savoir dont il est porteur, quand on sait que dire est parfois plus douloureux que le souvenir lui-même ? Si le rêve nous endort, le cauchemar nous réveille, réel.

Il me semble que les deux approches de cette rencontre d’aujourd’hui font transmission dans la mesure où elles cherchent à dire l’impossible de La Chose, en la recentrant sur le trou du symbolique, pour Anne Henry, et en la décentrant du trou du symbolique, pour Janine Altounian. Toutes deux nous disent que « l’expérience traumatique doit être parlée par un autre, dans la langue de l’autre – fût-elle extrinsèque au trauma – pour se constituer en héritage transmissible.[10] »

Si le psychanalyste oriente sa pratique en fonction d’un réel, peut-il faire moins que ce qu’interrogent aussi ces auteurs sur le réel que les idéaux et ses effets d’uniformisation recouvrent dans une volonté croissante d’éradiquer les différences, entre les cultures, entre les peuples, leurs coutumes, leurs religions et leurs  modes de vie, c’est à dire leurs modes de jouissances ? La psychanalyse ne vise pas une homogénéisation standard des jouissances, elle traite ce qui se déchiffre de l’inconscient en s’appuyant sur La Chose innommable, pulsionnelle, inscrite au cœur de chaque être-parlant.

Ces questions introductives et les éléments de réponse que nous allons entendre, n’est ce pas ce que S. Freud appelle Kulturarbeit, le travail de la culture, plus précisément un travail de civilisation qui permet de penser/panser quelque chose de cette blessure ?

Dans ses Nouvelles conférences[11], Freud introduit un impératif éthique pour la psychanalyse, Wo es war, soll ich werden, difficilement traduisible par « Là où c’était, je doit advenir » : éthique que Jacques Lacan soutiendra tout au long de son enseignement. « C’est un travail de civilisation, dit Freud, comme l’assèchement du Zuydersee. »

Une psychanalyse vise ainsi à constituer (à reconstituer parfois) un nouveau lien social, à inscrire un sujet dans un discours, malgré son exil de la langue. Ainsi, le travail d’un analyste, son acte, appartient à ce travail civilisateur par la construction d’un bord limitant le chaos.

Nous savons que l’assèchement du Zuydersee consistait à conquérir des polders sur la mer pour les rendre habitables par l’homme. C’est une façon de construire une digue signifiante, de paroles, pour faire barrage à la vague de l’immonde du monde. C’est donc un impératif éthique.

[1] Conférence-débat, organisée à Rennes par les membres de l’Ecole de Psychanalyse des Forums du champ lacanien le samedi 17 décembre 2005 avec :
– Janine Altounian (Germaniste, essayiste et traductrice, notamment en collaboration aux PUF des œuvres complètes de Freud) pour la publication de sa trilogie : Ouvrez moi seulement les chemins d’Arménie, Un génocide aux déserts de l’inconscient, Belles Lettres, 1990, La survivance – Traduire le trauma collectif, Dunod février 2000 et L’intraduisible – Deuil, mémoire, transmission, Dunod juin 2005.
– Anne Henry (Psychiatre, médecin chef du Service Médico-Psychologique Pénitentiaire Régional de Rennes, Docteur en éthique médicale) pour la publication de ses livres – Shoah et témoignage, Levi face à Améry et Bettelheim L’Harmattan avril 2005 et L’écriture de Primo Levi : entre deuil et suicide, L’Harmattan, août 2005.
[2] LACAN, J., La troisième, Rome novembre 1974, Lettres de l’Ecole Freudienne de Paris n° 16, p. 11.
[3] CHALLAND, G., Mémoire de ma mémoire, Paris, Julliard 2003, p. 11.
[4] TERNON, Y., La Cause arménienne, Enquête sur la négation d’un génocide, Seuil 1973.
[5] DE CERTEAU, M., Nommer sa Langue Colloque du 13 mai 1985 animé par Geneviève Vermes – Université de Paris VIII – Polycopié non publié, Inédit.
[6] JABES, E., Le livre de l’Hospitalité Gallimard – Paris 1989.
[7] Collectif, SHOAH, Le film – Des psychanalystes écrivent, Ed. Jacques Grancher, Paris, juin 1990.
[8] VEYNE, P., Le quotidien et l’intéressant, Article : Une manière de faire de l’histoire, Belles Lettres, Paris, avril 1995, p. 141.
[9] CHAR, R., Le nu perdu, Coll. Poésie, Gallimard, Paris, 1978.
[10] ALTOUNIAN, J., L’intraduisible – Deuil, mémoire, transmission, Dunod, 2005, p. 128.
[11] FREUD, S., Nouvelles conférences sur la psychanalyse – 1932, Coll. Idées, Gallimard, Paris, 1974, p. 107.

Email de l’auteur : roger.merian@wanadoo.fr